sabato 27 gennaio 2018

Un assaggio di Exclu le juif e altri scritti di J-L Nancy

grazie a Roberto Borghesi siamo lieti di proporre una antemprima da Esclu le juif en soi di prossima uscita per Galilée altri scritti del grande filosofo Jean-Luc Nancy (altri scritti qui)


EXCLU LE JUIF EN SOI

Jean-Luc Nancy

1.

Historial et spirituel



En 1986, Philippe Lacoue-Labarthe écrivait dans La Fiction du politique que l’antisémitisme est « historial » et « spirituel ». Il mettait chacun de ces termes entre guillemets. Le contexte était celui d’une analyse de la politique chez Heidegger. Ce livre fut remarqué mais je ne sache pas que sa qualification de l’antisémitisme ait été particulièrement relevée ni interrogée. Bien entendu, Philippe ne savait rien des Cahiers noirs.
Quelque trente ans plus tard, la publication de ces cahiers suggéra à leur éditeur, Peter Trawny, l’expression d’« antisémitisme historial » pour désigner ce que Heidegger affirme de la nature métaphysique du rapport des Juifs à l’Occident. Une meute se déchaîna contre Trawny, l’accusant de chercher à sublimer un antisémitisme en réalité aussi banal, vulgaire, grossier et violent que celui des Protocoles des sages de Sion (auxquels pourtant l’intéressé ne manquait pas de renvoyer). Personne ne rappela le texte de Lacoue-Labarthe.
On tient là un exemple édifiant de l’inconsistance des opinions publiques, fussent-elles celles des commentateurs ou des observateurs supposés les plus avertis. Il arrive qu’on ne sache plus lire parce qu’on est trop soumis au ressassement de supposées certitudes. Parfois donc on n’ouvre qu’un œil et parfois au contraire on s’arme d’une loupe inappropriée.
Ni l’un ni l’autre des deux auteurs n’a jamais pensé que Heidegger pouvait être exempté du jugement le plus sévère en ce qui concerne l’antisémitisme. L’un et l’autre en revanche, de manières très différentes et dans des contextes très contrastés, ont jugé qu’il fallait prendre en compte l’inscription philosophique de l’antisémitisme (ce pour quoi, il faut le souligner, Lacoue-Labarthe n’avait pas eu besoin d’autres textes que ceux dont on disposait alors).
Que suggérent les épithètes employées en 1986 ? La première suggère que l’antisémitisme appartient à une structure profonde de la constitution historico-métaphysique de l’Occident. La seconde (dont l’usage est frappant chez quelqu’un qui détestait toute espèce de spiritualisme) suggère que son enjeu relève des dispositions essentielles d’une culture ou d’une civilisation.
Que l’antisémitisme ne soit pas simplement de l’ordre du racisme, ni de celui de la religion, ni de celui de problèmes sociaux, économiques, politiques et culturels – il ne s’agit de rien d’autre. Ou en d’autres termes : que l’antisémitisme ne puisse être simplement appréhendé sur le registre empirique mais exige un registre fondamental[1] – « historial » donc et « spirituel » pour décidément se placer sous le signe de la très puissante intuition de Lacoue-Labarthe.[2]
Ajoutons seulement que les guillemets voulaient signaler le caractère insuffisant, voire problématique des termes employés, et la difficulté de leur trouver des substituts. Nul doute qu’il faudrait encore aujourd’hui discuter ces termes. Ce n’est pas ici mon propos. Je les comprends de la manière la plus simple et directe. L’antisémitisme doit être dit « historial » et « spirituel » parce que la haine qui l’anime trouve sa source au cœur du complexe spirituel et historique (on pourrait dire, avec lourdeur, civilisationnel) où l’Occident s’est formé. On ne rendra pas compte de l’un sans débrouiller l’autre – autant du moins qu’on peut débrouiller ce qui entraîne les grandes mutations dans l’histoire du monde. Que cette histoire soit ou non un destin, que l’« esprit » (en tant qu’il s’oppose à la « matière ») soit une notion discutable, ce sont des questions pour plus tard.


2.

Auto-immunité

Toutes les sociétés, cultures ou civilisations ont connu l’inimitié ou l’hostilité envers des groupes extérieurs. L’idée même du propre (natif, familier) opposé à l’étranger (sans commune attache, pas de la maison : en grec, métèque) n’est pas dissociable de la socialité. Toutes les sociétés ou tous les peuples ont aussi connu et connaissent en leur propre sein la discrimination plus ou moins marquée de certains groupes au profit d’une ou de quelques classes, castes ou catégories dominantes. En d’autres termes, chaque peuple – au sens de l’identité d’un corps social qui se reconnaît comme tel – connaît une pulsion de distinction, voire d’exclusion des autres ou bien d’autres peuples (eux-mêmes reconnus tels).
La nécessité de cette pulsion n’est pas très mystérieuse, même si la civilisation qui semble aujourd’hui avoir droit mondial de cité affirme la nécessité inverse d’une reconnaissance mutuelle des différences. Une telle reconnaissance est toutefois censée retenir ou surmonter l’hostilité : elle n’en nie pas la possibilité. N’est-il pas en effet indispensable à un groupe de s’affirmer alors que sa multiplicité interne fait de cette affirmation un désir plus qu’un donné – ou bien un donné dont ce désir fait partie ? Pour pouvoir inclure il faut bien exclure.
Les identifications individuelles ne sont pas exemptes de complexités similaires : à l’individu cependant sa séparation est donnée ou imposée. Au peuple, il revient de se reconnaître à travers la diversité de ses composants. Certes, l’identité individuelle n’est pas non plus toute donnée. Elle se désire elle aussi. Mais elle se désire justement aussi en partie comme désir d’appartenance à un groupe. Ce qui n’est justement pas le cas du groupe – faute de quoi l’idée même de groupe perdrait son sens.
Mon dessein n’est pas ici d’analyser plus avant la réalité fort complexe du groupe, de sa distinction et de son identification. Il est de considérer une singularité qui se détache de l’ensemble des complexités et des difficultés dans les rapports entre groupes. Une seule civilisation en effet, celle qui fut européenne tout en devenant mondiale par l’essentiel de ses caractères pratiques, connaît presque d’origine une exclusion interne toujours renouvelée depuis vingt-deux siècles : la déconsidération du peuple juif, dont la forme moderne se nomme « antisémitisme ».
L’antisémitisme se singularise à trois égards : d’une part en ce qu’il est jusqu’ici inaltérable, d’autre part en ce qu’il a suscité l’extermination des Juifs d’Europe par un régime (aidé d’autres) qui faisait de la supériorité absolue d’une supposée « race aryenne » la vérité métaphysique et donc aussi politique du monde, enfin parce qu’il désigne le Juif moins comme un étranger que comme un agent pernicieux à l’intérieur du groupe et de la civilisation à laquelle il appartient. Le Juif est au moins une aberration et au plus une menace incluse dans l’ensemble dont il fait partie.
Le Juif (je me servirai désormais de cette désignation, quitte à revenir sur sa nature) n’est ni un autre groupe ni un membre du groupe. Il fait pourtant partie du groupe mais comme un organe pathogène peut faire partie d’un corps qu’il infecte ou menace au moins d’infecter. Le Juif occupe la position d’un agent auto-immune : il se tourne contre l’immunité du corps propre auquel il appartient. De même qu’on accorde aujourd’hui qu’il existe une auto-immunité latente chez tous les vertébrés, de même l’organisme européen – devenu « occidental » – possède une constitution auto-menaçante. Cette nécessité périlleuse conduit à conférer au peuple juif un caractère destinal : quel qu’en soit le motif, il est destiné à son propre malheur (Ahasverus) comme il est destiné à faire le malheur des autres (Süss).


3.

Extermination

Ce que l’état actuel des sciences biologiques permet de métaphoriser en termes d’immunité n’a rien de biologique, bien entendu, pas plus que n’étaient scientifiques les considérations de race et d’évolution par lesquelles le XIXe siècle nationaliste, impérialiste et scientiste a transformé l’antijudaïsme en antisémitisme. Profondément presque rien n’a changé : on a revêtu d’oripeaux modernes ce qui, il faut le redire, appartient à l’origine même de notre civilisation.
Certes, l’antisémitisme moderne a mis en branle des énergies particulièrement hideuses et terrifiantes. Encore faut-il comprendre de quoi cette particularité est faite. Beaucoup de discussions ont eu lieu autour de la nature spécifique ou non, incomparable voire absolument unique ou non de l’extermination qu’on désigne aujourd’hui, du moins en Europe, par le terme hébreu de Shoah (ruine, anéantissement) tandis que prévaut chez les anglophones le mot Holocauste dont l’original grec désigne le sacrifice intégral d’un grand nombre de victimes (animales). Dans les deux cas, le nom commun est devenu nom propre, doté en français d’une majuscule.
Lorsqu’on garde un nom commun, tel que « extermination », afin d’éviter toute espèce de sanctification ou de sacralisation, il n’en est pas moins nécessaire de le compléter par une forme ou une autre du nom « juif » (les Juifs, le peuple juif) lui-même spécifié par l’appartenance à l’Europe. On doit aussi rappeler que ce peuple ne fut pas le seul dans ce cas et que le sort du peuple tzigane en est proche à plus d’un égard (caractère ethnique et oriental, histoire ancienne, indépendance à l’égard des nations, exclusion sociale). Les Tziganes, en revanche, ne représentent pas une continuité d’appartenance religieuse ni une implication comparable dans l’histoire de l’Occident naissant, même s’ils témoignent d’un trouble européen de nature analogue. On pourrait d’ailleurs prolonger cette dernière remarque par des considérations sur un autre groupe ethnique visé par les nazis comme race inférieure (les Slaves) et sur les groupes victimes des camps nazis pour des raisons non « ethniques » : comment homosexuels, communistes, Témoins de Jehovah peuvent-ils présenter des analogies avec les Juifs ? A certains égards, ils n’en présentent pas plus que leur distance envers l’ordre établi. Dans le cas des communistes ou d’autres socialistes, il se trouve que les individus sont aussi parfois juifs (ils portent alors double insigne dans le camp). Dans tous les cas, ils sont méprisés pour infériorité, perversité, voire morbidité. Mais tout se passe comme si le modèle ou la matrice de la stigmatisation était d’abord fourni par le Juif perfide et déicide avant d’intégrer d’autres traits distinctifs.
On ne peut pas non plus oublier que le double génocide juif et tzigane fut précédé par des évènements dans lesquels il est difficile de ne pas discerner des traits précurseurs : d’abord les pratiques génocidaires et concentrationnaires des Anglais d’une part, des Allemands de l’autre en Afrique du Sud, ensuite le génocide arménien. Ce qui, en dépit des différences considérables, peut être considéré comme précurseur tient aux caractères d’organisation systématique d’entreprises d’extermination de peuples ou de populations. On peut trouver, de toute évidence, des prédécesseurs de ces précurseurs eux-mêmes puisque l’hostilité de groupe à groupe est immémoriale : mais le XXe siècle a donné à cette hostilité des caractères de rationalité théorique (racisme) et pratique (programmation) ainsi que des traits ou des alibis de productivité industrielle à travers lesquels l’hostilité de groupe se transforme en domination tendancielle du monde par la civilisation, précisément, de l’industrie et du programme.
Cette domination tendancielle tend à supprimer tout ce qu’elle ne peut pas transformer à son gré. Tout ce qui, sur sa route, fait obstacle à son programme : la lenteur, la pesanteur, la maladie, la mort, l’ignorance, la faiblesse, la malignité, la nuisance – doit être surmonté ou transformé. Le trait distinctif de l’antisémitisme par rapport à tout racisme c’est qu’il trouve ou qu’il trace avec « le Juif » une figure qui intègre tous ces obstacles à la croissance de la maîtrise. En ce sens, l’hostilité antisémite est assez éloignée de l’hostilité raciste : elle relève moins d’un rapport entre groupes que du rapport à elle-même d’une puissance qui se veut supérieure à tous les groupes. Universelle jusqu’au cosmopolitisme, l’Europe refoule ceux qui maintiennent leur particularité ; pourtant – ou bien en conséquence – le juif apatride est aussi l’ennemi d’une saine et belle alliance des nations.


4.

Toute-Puissance

Ces considérations reconduisent vers la différence propre de l’extermination des Juifs. Elle s’opère à l’intérieur et de l’intérieur de l’Europe, et si ce caractère appartient aussi au génocide arménien ce dernier en revanche ne renvoie pas à tout le passé de l’Europe jusqu’en pleine Antiquité. La stigmatisation et la persécution des Juifs se retrouvent en revanche tout au long des événements et sur toute l’étendue de ce qui s’est inventé, propagé et imposé à partir du foyer romain.
Comme on le sait, ce foyer a fondu ensemble trois minerais : le logos grec, la technique latine et le monothéisme juif. L’alliage s’est nommé christianisme et impérialisme. C’est-à-dire une double structure ordonnée à l’infini : l’infini en acte d’une Toute-Puissance divine et l’infini en devenir d’une pleine maîtrise du monde.
On ne prête jamais assez attention à la fine alchimie de cet alliage. La puissance infinie en donne le liant : au ciel et sur la terre il ne s’agit que d’elle. Logos, technique et dieu révélé en forment les trois aspects majeurs. Toutes les autres cultures séparent nettement les pouvoirs des dieux et les obligations des hommes. Notre culture dispose un univers entier de la puissance dans lequel l’énergie divine se communique aux hommes qui la reproduisent en recréant le monde.
La mondialité est ici le phénomène décisif : avec Rome, le droit, l’urbanisme et le camp militaire, il advient un monde qui englobe les réalités locales et leurs formes d’appartenance. A partir de Rome, un « peuple » n’aura plus jamais le sens exclusif d’une autochtonie. Le peuple romain se donne sa mesure dans la représentation d’une amplitude commune et tendanciellement illimitée.
Cette commune mesure intègre du logos grec le caractère de l’auto-suffisance : l’assurance ou la volonté de rendre compte (ou raison) et de se rendre compte de tout, à commencer par soi-même (le calcul, la parole, la loi, la puissance). La raison grecque toutefois renvoie d’elle-même au-delà d’elle-même (« au-delà de ce qui est », dit Platon). Son autonomie ne va pas sans l’hétéronomie de cet « au-delà ». Il prend dans la pensée grecque la forme de la disqualification des dieux et de leurs mythes, ouvrant la possibilité d’indiquer un divin unique, transcendant toutes formes de divinité (Platon n’est pas seul à l’évoquer).
Rome ignore cette transcendance. Aussi devient-elle, pour peu que sa propre puissance se mette à la dépasser, le lieu d’une inquiétude et d’une agitation spirituelles dont témoignent à l’envi les soucis des philosophes, les excitations des mages et les initiations aux mystères. La toute-puissance qui s’est mise en branle éprouve qu’elle se demande plus qu’elle ne sait fournir.
Pendant ce temps, quelque chose se passe hors de Grèce et de Rome – non loin, pourtant, et assez tôt se mettant à essaimer autour de la Méditerranée. C’est l’événement juif.  Comme l’événement grec, il provient de l’effondrement de tout ce monde antérieur que formaient les empires et systèmes palatiaux. Mais il représente une espèce de revers de l’autosuffisance : il invente une appartenance inédite.
On pourrait se risquer à dire : le monde gréco-romain devait et voulait n’appartenir qu’à lui-même. Il s’essouffle et s’égare en lui-même. Il lui fallait une autre appartenance – mais une qui malgré tout lui restitue en quelque façon son autosuffisance. C’est ce qui se passe avec le christianisme. Un sujet déconcerté retrouve confiance en soi par la confiance en une toute-puissance inébranlable. Interior intimo meo et superior summo meo.


5.

Révélation

A l’âge du fer, de l’écriture alphabétique et des villes, les dieux se retiraient du monde grec – lequel en était tout à fait conscient et mettait toutes ses ressources à affronter ce retrait. La politique, l’art figuratif, la tragédie et la philosophie sont les produits et les témoins de ce déploiement d’énergie. Chacune de ces sphères et leurs distinctions mêmes forment un aspect de la mutation où s’opère une suppléance ou une substitution du divin. Les dieux nommés, identifiés et caractérisés, cèdent la place à un registre divin innommable, informe (ni anthropomorphique ni zoomorphique, amorphique). Dès avant Platon, certains Grecs ont estimé que les dieux mythologiques étaient des fictions et qu’il y avait un seul et inconnaissable dieu.
Le sacré en tant que région du monde – sur les montagnes, dans les sources, etc.  – s’efface lentement en même temps que sa liaison avec les hommes : le sacrifice – et avant tout le sacrifice humain. Deux annulations ou sublimations – certes différentes – de sacrifice humain s’offrent sur les deux bords de notre origine : le sacrifice d’Isaac et celui d’Iphigénie. Plus tard, deux vies se laisseront immoler selon deux modes d’assomption ou de purification de la violence sacrificielle : Socrate et Jésus.
De la même manière, selon une espèce de symétrie désajointée, deux dieux uniques absorbent le divin dans un éloignement incalculable : dans ce qu’on nommera plus tard une transcendance. En  vérité, leur unicité tient moins au nombre qu’à une exclusivité essentielle : les autres dieux ne sont pas des dieux. Ils n’en sont pas dignes.
Le divin est exclu du monde, de ses figures, de ses forces, de ses affects. Ou plutôt c’est ainsi que s’invente un monde en tant qu’ici-bas distinct d’un au-delà. Il se produit une sorte d’exclusion ou d’expulsion de l’intérieur du monde dans lequel dieux, humains, vivants et matières inertes vivaient d’une vie commune.
Mais le phénomène prend deux allures très différentes. D’un côté, il s’agit de discerner la forme vraie des choses. C’est une affaire de direction et d’accommodation du regard. Les formes vraies sont nommées idées c’est-à-dire aspects, formes offertes au regard. De l’autre côté, c’est tout différent : il ne s’agit d’un appel qui se fait entendre. Il demande qu’on l’écoute, ce qui se dit chema, en hébreu « écoute » et bien sûr il s’adresse à quelqu’un, qu’il nomme Israël.
Parce que l’appel surgit d’ailleurs et que ce qu’il veut faire entendre est nouveau, on a parlé plus tard de « révélation » mais il faut bien comprendre que le révélé ici est avant tout le révélant : la voix qui appelle, qui se déclare et déclare ce que son appel demande.[3]
Il faudrait longuement analyser comment les deux côtés en sont arrivés à se joindre lorsque le dieu d’Israël a été réinterprété comme logos – c’est-à-dire dans le christianisme. Mais ce qui doit importer ici c’est la très singulière conjonction et disjonction des deux côtés d’un phénomène qui – au long de quelques siècles – engage une mutation complète du monde méditerranéen à partir de laquelle s’ouvrira l’histoire du monde aux deux sens mondial et mondain du mot. Toujours est-il que le phénomène s’est produit, qu’il a eu deux aspects très hétérogènes et qu’il s’est conclu par une synthèse – si on peut dire – qui devait engager l’histoire occidentale.
Ce qui est commun au côté grec et au côté juif c’est la destitution des dieux et du sacré. C’est aussi un accent anthropologique profondément nouveau : au lieu d’être inséré dans un ordre de puissances sacrées, l’homme se trouve d’un côté en capacité d’autonomie devant et avec ses pairs (les « hommes libres »), de l’autre côté en responsabilité devant un appel venu d’un Tout-ailleurs.
Des deux côtés il y a comme une émancipation : le savoir s’avère présent dans l’esclave de Platon (qui donc à cet égard s’y trouve émancipé), cependant que l’appel lancé à Israël est aussi celui qui l’a fait sortir de l’esclavage. On serait tenté de dire qu’il se produit une révélation commune : celle de l’homme, de l’homme dégagé des appartenances hiérarchiques selon toutes les valeurs du mot (le sacré, sa puissance, l’ordre social fondé sur lui, l’appartenance et la dépendance avant toute espèce d’indépendance, voire sans aucune). Bien entendu, la réalité ne peut se ramener à ce schème, surtout pas dans la longue durée des siècles au long desquels la mutation s’est produite. Mais elle s’est produite, et loin qu’on ait affaire avec le christianisme à l’apparition d’une nouvelle religion c’est à la naissance d’un nouvel homme qu’on assiste.
Enfin, la révélation est d’autant moins religieuse qu’elle se distingue du régime mythologique : la Bible n’est pas un recueil de mythes, même si elle y ressemble par certains aspects (et surtout par le livre de la Genèse). C’est le récit de l’Alliance à partir de ce qui l’a précédée – et qui contient déjà une adresse initiale de YHWH à l’homme. (Le caractère non mythologique du judaïsme a été plusieurs fois souligné par Lacoue-Labarthe. C’était pour lui un motif de première importance, qu’il a partagé avec Blanchot en particulier.)
Comment alors ne pas relever que le logos implique lui aussi le congédiement des mythes ? Certes les deux mouvements sont distincts à beaucoup d’égards mais le mythe désigné par Platon comme menteur et sans sérieux présente les caractères de l’« idole » si fortement condamnée dans le judaïsme.


6.

Incompatibilité

En même temps, toutefois, les deux côtés de ce nouvel homme ne sont pas compatibles. L’un est l’homme libre de la cité, l’autre est l’interpellé de l’appel. L’un se présente comme autonome, l’autre comme hétéronome. L’un comme destiné à répandre son modèle (universel par définition), l’autre comme destiné à se préserver dans sa réponse à l’appel. Cette incompatibilité ne s’installe pas seulement entre des peuples : on est en droit de penser qu’elle structure le nouvel homme.
Ce n’est pas par hasard que Paul proclame la levée des différences entre esclave et homme libre, homme et femme, juif et grec : le vœu chrétien ne fait que confirmer ce qu’il souhaite surmonter. Sans doute l’incompatibilité ne tient-elle pas seulement à l’écart entre deux postulations – celle de l’hétéronomie et celle de l’autonomie – mais à la réalité profonde bien plus complexe qui fait que les deux côtés en quelque façon s’appellent l’un l’autre – et pour cela même tendent à se repousser. L’autonomie ne saurait être intégrale si le sujet autonome doit bien en dernière instance se référer à un dehors de sa sphère propre, à un « bien » qui se trouve « au-delà de ce qui est donné » ou à une vérité dont l’instance ultime est aussi aveuglante que l’éclat du soleil ou de la mort. L’hétéronomie pour sa part ne vaut, selon l’appel, que par la réponse dans laquelle le sujet devient lui-même, fût-ce en répondant, comme Abraham, à ce qu’il ne peut comprendre ni admettre. Il se constitue dans son abandon confiant.
Toute l’histoire occidentale de la pensée et de la spiritualité aura été travaillée par la complexité inachevable, indécidable de cette division et de cette contradiction internes du nouvel homme. Le christianisme a représenté l’effort prodigieux pour assumer et dépasser l’opposition : il a mis le dieu en l’homme et promis l’homme à la vie divine. Voilà comment le monde romain empêtré en lui-même, désorienté par sa propre extension et sa propre puissance, a pensé trouver une issue dans ce qui, en même temps, l’emportait hors de lui-même.
Au moment où le judaïsme se métamorphosa en christianisme – ce moment qui s’étendit sur quelques siècles – il était sans doute peu évitable que se produise une rupture dans la continuité même.  L’appel était nominatif : Abraham ! Israël ! Sans attendre le christianisme, cette nomination avait irrité d’autres peuples, avec son allure d’exclusivité. On avait raillé Israël (par exemple en lui imputant un culte de l’âne, ce qu’on renouvela plus tard contre les chrétiens). Il aura fallu beaucoup de temps pour que le motif de l’élection en vienne à être pensé, dans le christianisme mais aussi de l’intérieur même du judaïsme, comme celui d’un choix adressé à tous à travers un seul. Or cela même peut-être ne suffit pas à lever l’opposition entre un et tous : si le dieu de l’un doit être celui de tous, il ne le peut qu’en étant chaque fois le dieu de chaque un (peuple ou un individu).
De cette autre manière s’avérait une incompatibilité qui ne relevait pas de l’exclusion ordinaire des peuples les uns par les autres. Celle-ci opère sur un mode centrifuge : chacun repousse l’autre, tandis qu’Israël tendait plutôt à se retrancher des goyim – terme dont par ailleurs la traduction par ethnai puis par gentiles montre qu’il a été compris dans le sens d’une appartenance à la fois de souche et d’institution. Or le peuple Hébreu possède sa souche et son institution en lui-même, par son appel, sur un mode auquel aucun autre n’est comparable. C’est pourquoi il est apparu d’emblée comme une étrangeté, dans laquelle il s’agit bien moins de tel ou tel « dieu » que du rapport entier de l’homme au divin.[4]
Cela voudrait donc dire que son hétéronomie lui confère une autonomie singulière : une indépendance de toute appartenance autre que celle de sa réponse, c’est-à-dire de sa fidélité. On pourrait dire que la Révélation, aussi bien que celle d’un Dieu, est la révélation à lui-même de celui qui répond à l’appel. Dans cette révélation, il s’exclut de l’appartenance en général : il appartient à ce qui se retire de l’appartenance. On peut penser que c’est aussi cela qui s’entend dans la formule d’un philosophe parlant d’« appartenance sans appartenance » à sa judéité d’origine (Derrida).
L’incompatibilité s’avère en quelque sorte interne à un tel sujet. Il est même tentant d’avancer que c’est exactement de là que provient ce qu’on aura nommé « sujet » depuis Hegel : la non-identité à soi de ce qui ne repose pas en soi (« substance ») mais se soutient de l’autre (quel qu’il soit). On ne s’étonnera pas d’entendre Freud déclarer que sa propre appartenance juive lui reste aussi énigmatique qu’indéniable.
Il y a quelque chose comme une exclusion interne, une exclusion incluse dans la structure qui s’élabore ainsi. Et si cette élaboration répond à la mutation profonde des rapports d’appartenance d’où sort aussi la cité grecque, en revanche l’exclusion interne reste foncièrement étrangère à la disposition selon le logos car ce dernier revient à soi même là où il désigne un au-delà qu’il nomme « dieu » ou « bien ». Retour en soi ou exposition au dehors : l’incompatibilité se trouve là, au cœur de ce qui réunit les deux côtés de la mutation des premiers siècles de notre ère.


7.

Judéo-christianisme

Si cette incompatibilité produit déjà quelques effets réactifs dans le seul monde gréco-romain – dont on pourrait dire que la maxime reste une postulation de compatibilité, jusqu’au sein de ses avancées dans l’incommensurable (qu’il soit mathématique ou bien territorial) – il n’en reste pas moins que c’est avec le christianisme qu’apparaît une hostilité au judaïsme qu’on peut dire constitutive ou structurelle. Or c’est aussi dans le christianisme que se trouve le ferment d’une civilisation nouvelle.
On peut distinguer deux mobiles initiaux de l’antijudaïsme. Tous les deux – pour le dire ainsi – sont passionnels.
La première passion est précisément celle de la compatibilité. Comme on l’a dit, le christianisme est le produit d’une énergie prodigieuse consacrée – c’est le cas de le dire – à rendre possible l’existence privée de l’appartenance aux dieux, au sacré, aux forces.[5] Il faut l’accord en toutes choses et ce motif repris du monde grec se trouve à présent chargé d’une force affective : l’amour chrétien, cet amour que le dieu est lui-même représente la volonté éperdue de résister à ce qui est ressenti comme une dislocation du monde.
Sans doute le monde issu des bouleversements du XIIe siècle av. J.-C. (époque d’effondrement des empires du Moyen-Orient) s’est-il retrouvé comme un monde désaffecté aux deux sens du terme : sans usage et sans passion. L’Eros de Platon consacre sa passion à la Beauté – à l’harmonie, à la compatibilité ; la philia dans la cité ou tournée vers la sophia manque sans doute de force (comme en manque toujours notre « fraternité » autant que nos solidarités ou nos « vivre-ensemble »).
Le monde de la virtuosité logique et de la prouesse technique manquait de passion. L’amour chrétien était inépuisable. La « charité » désigne la reconnaissance d’un prix inestimable à ceux qu’on chérit. Cet amour lui-même vient du judaïsme. Il est lié à l’appel, il en est un aspect : les dieux n’ont jamais demandé ni proposé d’amour ; tout au plus se sont-ils parfois unis à des mortel/le/s. L’amour change de nature – au moins en partie – parce qu’il s’adresse à l’autre en tant qu’autre et se confond avec ce qu’on appelle « foi » – fidélité à l’altérité de l’autre. L’amour grec, pourrait-on dire, altère certes profondément l’amant mais il ne s’adresse pas dans l’aimé à l’autre inestimable et insondable.
Lorsque l’amour devient lui-même Dieu, il tend à identifier l’autre et donc à réduire son altérité. Le christianisme se risque à une assimilation de l’autre au même : interior intimo meo et superior summo meo, la très fameuse expression d’Augustin, contient la prouesse – et la promesse – d’un passage de l’un dans l’autre, d’une compatibilité infinie des infiniment incompatibles. 
Du judaïsme, le christianisme refuse la distance à travers laquelle l’appel est lancé. Il la refuse avec passion tant lui importe, au fond, une abolition de toutes distances, une immédiateté (fruit d’une médiation) selon laquelle peut être envisagée la conciliation finale d’une vie éternelle. Par ce premier motif le judaïsme devient objet de désamour.
La seconde passion est plus ravageuse. Judaïsme transformé, passé par une élaboration grecque qui n’a pas pour autant effacé, tant s’en faut, les traits distinctifs de sa provenance, le christianisme est en manque d’auto-affirmation. Quel que soit son génie, il se sait tributaire du judaïsme, et de manière très directe puisqu’il n’en est d’abord, et assez longtemps, qu’une forme ou une branche. Il est également tributaire des philosophes, et il est d’ailleurs parfois désigné à cette époque comme une « philosophie ». Mais la philosophie est une nourriture assimilable. Il en va autrement de la foi. La foi est avant tout confiance sans garanties. L’élaboration des dogmes chrétiens – incarnation, résurrection, rédemption, trinité – fait appel simultanément aux ressources de la spéculation et à celles du mystère. Si la foi chrétienne reconnaît ici et là des marques de provenance, elle n’en est que plus incitée à s’affirmer autonome.
En fait, la tension entre autonomie et hétéronomie se rejoue sur ce plan. Le christianisme veut se fonder lui-même – en tant que grec et romain. Mais en tant que juif il doit se séparer de sa souche et pour cela déclarer que les Juifs n’ont pas reconnu le vrai Messie. Ils sont donc au moins bornés, mais au plus dangereux et en outre coupables de leur aveuglement.
L’hostilité envers le judaïsme – ce qui veut dire aussitôt « envers les Juifs », puisque le peuple est intrinsèquement lié dans son Alliance – se forme ainsi comme une dimension du christianisme. Et puisqu’elle vise un peuple lui-même déjà singularisé parmi les « Gentils », elle s’ingéniera à surcharger ce peuple – indistinct de sa foi – de traits ethniques et moraux bien avant qu’on invente les races.
Pendant des siècles, les Juifs feront au moins figure de malheureux égarés loin du vrai Dieu, au plus de perfides acharnés à le combattre. Les chrétiens souhaiteront au moins leur conversion – cent fois souhaitée par les meilleurs esprits – et au plus leur disparition. Il suffira pour aller jusque là de forger l’idéologie aryenne et de remplacer toute transcendance (donc aussi bien chrétienne ou métaphysique) par l’immanence d’une domination techno-mythologique. La singularité de l’extermination des Juifs d’Europe ne tient pas d’abord à la violence déployée – l’ampleur des violences du XXe siècle, puis du XXIe est un corollaire de ce qu’on appelle l’« anthropocène » : un monde où l’homme se trouve seul face à lui-même aussi bien dans les cieux qu’au fond des océans, sur les banquises ou les mines de lithium. Cette singularité tient à ce que toute une histoire et toute une culture prétendent se refonder en se liquidant elles-mêmes.
Comme si elles comprenaient que la contradiction intime qui les fonde et les anime atteint un point où elle s’avoue : l’homme nouveau n’est pas advenu, le temps du « dernier homme » (Nietzsche) est arrivé. Il faut en finir avec elle (et donc aussi, il faut le répéter, avec le christianisme) comme avec – au fond – tout ce qui n’est pas la force et la domination déchaînées sans égard pour aucune espèce d’autonomie ni d’hétéronomie, encore moins pour leur conflit secret.[6]

8.

Haine de soi

Cette solitude de l’homme avec lui-même – solitude d’un être qui ne sait ni quel il est, ni ce qu’il fait, ni le sort de l’univers qu’il habite – forme le plus remarquable produit de la civilisation qui a commencé sous les triples auspices grecques, juives et romaines. La production même de ces entités ou de ces figures – grec, juif, romain – représente déjà le produit d’une mutation aussi peu explicable que les autres qui ont ponctué la longue durée du monde. L’émancipation puis l’isolement de l’« homme » sont sans raisons.
On n’explique pas non plus vraiment le surgissement de l’Europe puis de l’Occident dont a procédé en quelques siècles une désorientation mondiale dont la solitude inhumaine de l’homme semble former l’esprit sinon le destin.
Du moins n’est-il pas impossible de discerner ce trait caractéristique : l’Europe – ou l’Occident, on peut ici les superposer – s’est engendrée par une conjonction qui était aussi bien une contradiction. A savoir, l’invention d’un type humain : le sujet simultané de sa propre autonomie et de sa non moins propre hétéronomie (à moins qu’il ne soit plus juste de dire : le sujet de sa propriété et de son impropriété). Ce type est celui que nous avons fini par nommer « le sujet », que ce soit avec une valeur juridique, psychologique ou métaphysique. 
Sa constitution double implique qu’un côté de lui-même repousse l’autre. Déni ou dénégation, le sujet ou l’européen ne veut rien savoir d’un de ses côtés ou de leur dualité même. Ce conflit interne ne l’empêche pas d’être entreprenant et productif. Au contraire, c’est dans sa contrariété interne qu’il trouve le ressort de la puissance d’entreprise et de production qui le caractérise : l’autonomie exige de devenir maître et possesseur de la nature, l’hétéronomie exige de conduire l’entreprise vers ce que commande un idéal (un accomplissement, un plérôme surhumain). Chaque exigence ne cesse de disqualifier l’autre.
L’incompatibilité des deux côtés – jointe à la puissance plus visible et plus opératoire de l’autonomie – a suscité le phénomène peut-être unique de la mise en exclusion interne d’un représentant du second côté : le Juif. Un représentant singulier – et donc d’emblée mis à part, parce que c’est du côté de la singularité que le Juif s’est signalé, voire inventé.
De même que le Juif se retranche des « nations », il est retranché d’elles. Cela ne forme pas une autre nation. Il s’agit plutôt, pourrait-on dire, d’une nation sans nationalisme, c’est-à-dire non fermée sur sa propre force et grandeur, d’emblée destinée à une « responsabilité supranationale » (j’emprunte ces mots et cette pensée à Martin Buber dans son discours de 1921 intitulé « nationalisme »[7]). Cela forme en tout cas une exclusion interne. Toute l’histoire des Juifs d’Europe, des diverses formes de leur relégation sociale et de leur dénigrement moral provient de la mutation initiale. En formant le sujet, ou en se formant comme sujet, l’Europe l’a divisé en une part lumineuse et une part obscure, entre une conquête du monde et un désarroi croissant devant cette conquête même.
Comme on le sait, Rousseau est la figure majeure de l’inflexion de la raison en doute sur soi. Il n’est pas fortuit qu’il soit aussi un des rares admirateurs de la longévité et de la constance du peuple juif à travers tant d’âges et tant de causes possibles de désagrégation. Après lui, par le procédé complexe sinon pervers qui organise toute cette histoire, on commencera à désigner les Juifs comme les agents de la dégénérescence européenne. 
L’antisémitisme est « historial » et « spirituel » parce qu’il est congénital à une histoire qui en est venue à perdre son propre sens ou sa propre raison, précipitant l’autonomie qui alimentait son énergie dans le doute et l’affolement. Le Juif aura servi de bouc émissaire à tout ce que, depuis longtemps, cette histoire ressentait ou du moins pressentait comme son impasse. Il aura été chargé de toute la haine de soi que l’Europe ou l’Occident modernes ne cessent de ruminer : haine de l’argent, haine du pouvoir, haine de la démocratie, haine de la technique – toutes doublées, bien sûr, d’un amour équivalent et pourtant forcément malheureux. Les Eglises chrétiennes ont très souvent illustré cette ambivalence.
Dans l’histoire de l’Europe méditerranéenne, l’islam peut servir de contre-épreuve : autant il est lié à l’histoire occidentale, autant il s’en distingue par la distance qu’il a prise assez tôt par rapport à l’entreprise de la rationalité européenne (même si bien plus tard il l’a rejointe à sa manière). Or l’islam n’a pas connu l’antisémitisme, pas du moins sur le mode chrétien-européen. Il n’en a pas fait un trait permanent ni une hantise de son histoire. Seule la création de l’Etat d’Israël, sous les auspices de l’Europe, a déclenché une hostilité systématique. Mais l’islam n’a pas eu à s’affirmer contre une provenance. Il s’est comporté en successeur indépendant, non en fils ou en frère cadet saisi de jalousie.


9.

Mutation

Il se produit souvent dans la paranoïa qu’une menace née du soi se métamorphose en menace d’un autre – présent, visible et audible – qui en veut à mes biens, à ma personne ou à mon image. Le sujet européen s’est comporté en paranoïaque vis-à-vis d’Israël qui était un de ses pères ou son frère aîné. Son soi exclut en soi ce qui de soi s’est retranché dans la conception inédite – dite du Dieu unique – d’une hétéronomie choisie, décidée et responsable. Mettre fin à cette exclusion ne pourra pas se faire sans une mutation considérable de ce qui est entré dans l’histoire sous le nom d’Europe puis sous celui d’Occident – lequel devient à son tour aujourd’hui le nom d’une exclusion de soi plus large encore. De toutes parts en effet le sujet de la civilisation – ou du progrès, de la technique, de la démocratie, de l’art, etc. – se rejette à mesure qu’il se confirme dans l’avancée de sa puissance et de sa maîtrise. Tous les jours l’humanité se traite d’insensée – soit qu’elle souffre de trop de maux, d’injustices, d’humiliations, soit qu’elle échappe à toute mesure qui pourrait être commune à tous en s’exposant par ses propres pouvoirs à une démesure dont elle s’enivre pour le meilleur et pour le pire. 
On pourrait croire qu’une telle amplification de l’autodestruction va si loin au-delà de l’antisémitisme qu’elle le minimise, voire le voue à l’oubli. Bien au contraire, c’est seulement en discernant l’enjeu « historial » et « spirituel » d’une détestation qui accompagne le cours entier de notre histoire que nous pourrons peut-être faire subir à ce cours une mutation aussi profonde que celle d’où il a surgi.
                                                                                                                                                      




[1] Transcendantal, dirais-je, si ce terme aujourd’hui n’était le plus souvent compris de travers.
[2] Le rapport de cette intuition avec l’ensemble de son œuvre et même de sa vie mériterait bien sûr, ailleurs, une analyse.
[3] Il serait nécessaire de s’arrêter sur le caractère en gros contemporain des phénomènes que signalent, en Asie, les noms de Sidhdartha Gautama d’une part et de Lao Tseu de l’autre. Il est inévitable de relever des analogies malgré des différences importantes. On devrait aussi passer par le zoroastrisme, dont on connaît certains rapports de filiation avec le christianisme à travers le manichéisme. Il est certain que l’ensemble de ces phénomènes au cours du premier millénaire avant notre ère indiquent un temps de transformation anthropologique pour une part non négligeable de l’humanité. De manière analogue, il faudrait s’arrêter sur les hypothèses historiques ou protohistoriques au sujet de la formation du peuple Hébreu à partir de populations d’esclaves fuyant des empires en train de s’effondrer. Tout cela excède les limites d’un bref essai.
[4] Pour me contenter de deux références philosophiques contemporaines majeures, je rappelle que Adorno et Steiner ont chacun bien discerné que le « monothéisme » a d’abord constitué une intrusion peu supportable pour le monde méditerranéen. On pourrait dire : l’intrusion en soi de l’exclusion de soi.  
[5] Je ne m’arrête pas sur le fait qu’à tous égards le christianisme reconstitue aussi tout un ensemble, proprement religieux, de garanties, intercessions et protections divines ou hagiologiques. Il se divisera lui-même à cet égard lors de la Réforme, autre manière de diviser à nouveau le sujet, voire de le réinventer dans une aggravation de son clivage interne. Par rapport à celle-ci, le judaïsme apparaîtra moins sous le jour de l’exposition à l’appel que sous celui de la méconnaissance du vrai message – méconnaissance assortie désormais d’un caractère abominable, cynique, jouisseur et diabolique dont la fabrication fantasmatique en dit long sur les diables qui grouillent chez le bon chrétien.
[6] Je ne peux pas m’arrêter au parallèle contrasté qu’il faudrait faire, quant à l’antisémitisme, avec l’autre entreprise dite « totalitaire » (le tout ici consistant surtout à n’admettre aucune espèce de disparité, de contradiction ou d’incompatibilité).  
[7] C’est à partir de là qu’il faudrait reprendre désormais les questions complexes et délicates qui se posent autour de l’Etat d’Israël, à la genèse duquel – faut-il le rappeler ? – l’antisémitisme n’a pas été étranger.
 


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CONTES ET LEGENDES D’EUROPE



Depuis longtemps ont été compilés et publiés les récits mythologiques, les fables, les histoires illustres recréées par les mémoires, les langues et les passions des peuples. Peu d’entre eux sans doute n’ont pas aujourd’hui constitué un florilège de ce qu’on rassemble sous la désignation de «contes et légendes» : ce qui se raconte et ce qui est à lire ou à dire. Chacun de ces ensembles concerne un peuple ou un groupe restreint de peuples, jamais l’ensemble d’un continent. L’Europe n’est proprement ni un continent ni le territoire d’un groupe de peuples. Il y a une Europe de chacun des points cardinaux et ce que désigne « l’Europe » au singulier reste mal déterminé – qu’on veuille la considérer comme un objet, comme un sujet ou comme un projet. Si on l’envisage en tant que noyau générateur de l’Occident – notion pour sa part désormais presque complètement détachée des peuples comme des territoires, notion par excellence déterritorialisée ou surterritorialisée – on perd de vue ce qui pourrait être dit du noyau lui-même. Peut-on se risquer à rassembler ce qui pourrait être à raconter et à lire de l’Europe elle- même : ce qu’elle se raconte et s’écrit de manière plus ou moins discrète sinon secrète ?





1



La jeune princesse ou la nymphe enlevée par le taureau blanc sur la côte d’Asie tourne vers cette rive, d’où ses compagnes la regardent désolées, un visage baigné de larmes.

Europe n’a jamais aimé devenir ce qu’elle est. Son nom ne lui vient-il pas de l’Erèbe ?   Le nom de la contrée n’est en effet pas de même origine que le nom de la fille enlevée, même si celle-ci s’en va vers celle-là. La fille est « celle qui voit au loin » (ou qui entend de loin), la contrée est une région de ténèbres.

La première pleure car elle devine au loin un ciel bas et lourd. C’est celui du couchant, de l’occident qui signifie la chute du soleil, le maghreb. En Akkadien on disait erebu, on dit ereb en hébreu.

Il y eut un ereb et il y eut un boqer. Premier jour. Il y a lumière et puis obscurité. C’est arabe, araméen, hébreu, cananéen, kabyle, et bien d’autres encore. Bien avant encore il y avait *gharub  -  l’obscurité -  dans le rameau des langues afro-asiatiques

De ce rameau greffé sur un autre – dit indo-européen - vient notre eurolangue multiple, diffractée, plus tard mêlée d’autres idiomes venus de plus loin. Mais cette langue donne l’orientation : l’ouest et l’est, le coucher et le lever du soleil.

Certes, le mythe connaît une autre version. Celle que retient Mallarmé :

Europe, selon l’histoire connue, est la fille d’Agénor et de Téléphassa, et la sœur de Cadmos (le Cadmus latin) et de Phœnix. Née en Phénicie, elle fut, dans sa première jeunesse, conduite à Delphes, par Zeus, qui avait pris la forme d’un taureau blanc. […]  Ainsi ce nom d’Europe, comme Euryphassa, Eurynome, et beaucoup d’autres, exprime le vaste jaillissement de l’aurore, laquelle est ravie de l’Est à l’Ouest par Zeus (Dyaus, le ciel).





Europe est par essence la contrée qui s’oriente : remarquez bien ce mot. Il dit que ce qui fournit les repères, ce qui donne la direction se situe à l’Orient. Non pas vers lui mais à partir de lui. Vers l’occident qui en latin signifie la descente du soleil sur l’horizon. Le latin, sous diverses formes, fut langue européenne pendant une bonne douzaine de siècles. Ainsi a-t-on traduit « occident » en germanique : Abendland , pays du soir.

On regarde donc d’abord vers le coucher. On guette la descente, le déclin, la chute, la disparition. Au reste, celle qui veut s’orienter n’a-t-elle pas forcément perdu l’Orient ?

Cette partie du monde se désigne comme un départ vers une arrivée, peut-être une fin. Peut-être sa fin. Un jour tardif un Européen dira que « nous autres civilisations nous savons que nous sommes mortelles ».  Il voulait dire surtout que ce qui s’était conçu comme la véritable civilisation de l’humanité se découvrait mortelle. C’était entre les deux guerres dites mondiales. Tout se passe, nous dit la légende, comme si l’Europe avait commencé dans une conscience de sa mortalité ou de son obscurcissement.    

Cette conscience n’exclut pas l’élan, la puissance du taureau et sa séduction.  Mais la fille sur son échine n’en est pas moins affectée d’un sombre pressentiment. A la puissance du dieu qui l’emporte elle sait qu’un grand destin l’attend. Mais elle peut aussi redouter l’étreinte de la bête : elle connaît l’histoire de Pasiphaé, dont elle est en train de contourner l’île par le nord. S’il arrivait qu’à son tour elle mette au monde un monstre ?

Cependant pour commencer l’Occident chez Gongora brille comme un autre Orient



C’était la saison fleurie de l’année, pendant

laquelle le taureau céleste, qui servit de

masque pour l’enlèvement d’Europe, —

brillant honneur du ciel, avec son front

décoré par la demi-lune de ses cornes et sa

chevelure qui se confond aux rayons du

soleil



2

 Brillant et ténébreux : rien de plus étrange que le destin de cette Océanide, une parmi trois mille sœurs, enlevée d‘un bond de caprice brutal sur un coin de rivage où nul encore n’était venu fonder ni science, ni cité, où l’on n’avait souci ni d’Est ni d’Ouest, ni de s’élancer à travers la mer. A sa suite plus tard viendront des nefs chargées d’archers et de savants, d’entrepreneurs, d’orateurs et d’autres jeunes filles. Ils feront un monde là où tout était rude et sauvage, un nouveau monde au milieu du monde : à partir de lui cela ne cessera plus de faire du monde, du nouveau monde, un foisonnement mondial étourdi de sa propre exubérance et touchant de toutes parts à ses confins, à sa vieillesse aussi.

Il y a donc deux Europe ou plutôt il y a deux personnes dans le même être. Appelons-les l’Océanide et la Vesprée. La première est une des filles d’Océan et de Thétys, je nomme la seconde par cette tombée du jour que Ronsard associe à la beauté fanée (allons voir si la rose a point perdu cette vesprée… ). Car le même Ronsard parle aussi de la pauvre Europe à la fin / (qui) Baissant son front mélancholique / Par force fit voie au destin…

Les deux Europe se conjoignent en ceci, que le soleil se couche sur l’océan. C’est là, dans la mer mêlée au soleil, que cet autre poète plus tard, qui depuis l’ivresse américaine regrette l’Europe aux anciens parapets, retrouvera l’éternité.

Or l’éternité, notion européenne s’il en est dans sa tension vers l’impossible, recèle une ambivalence : elle est aussi bien le temps suspendu que le temps éperdu. Elle contient le bon et le mauvais infini. Celui qui brille dans l’ultime rayon du soleil couchant et celui qui dure éternellement dans l’Enfer de Dante. Le point sublime ou la durée sans fin (où « fin » s’entend par force en ses deux sens).

L’Europe est la région du temps. Sa région, son règne, son régime et sa terre de naissance. Chronos est le dieu éponyme de toutes nos chronométries, chronographies, chronologies, chronophagies : nos savoirs, nos récits, nos mémoires, nos angoisses.

Le temps essentiellement s’échappe comme le taureau instinctivement s’élance. Le soleil suit sa course avant de plonger au loin, par-delà le jardin des Hespérides, filles du Couchant, au bord du détroit du mont de Tariq.

D’un crépuscule à l’autre les jours se lèvent et s’effacent. Toutes les contrées partagent ce rythme mais l’Europe en fait sa substance. L’Océanide est lancée à son insu vers la Vesprée qui se saisira d’elle lorsque le taureau se sera assoupi. Plus tard un Européen fera remarquer, en anglais, qu’on ne peut pas être sûr que le soleil se lèvera demain. Nulle science ne l’enseigne en effet, lui répond en allemand un autre philosophe, sinon une science dont la forme a priori doit être le temps. Le même affirmera aussi que l’Europe doit être cosmopolitique, ce qui veut dire qu’elle doit se faire aussi vaste que le monde, se mondialiser en cité de tous.

Non seulement l’Europe se dédouble entre matin et soir, entre bon et mauvais infini, mais elle se dédouble entre territoire et extraterritorialité, entre Sud et Nord, Est et Ouest. Elle s’étend, se rétrécit, se modifie, elle devient, elle se fait et se défait, elle se métamorphose – mais son être est incertain.

Avec l‘Europe, dit Claudio Magris, il m‘arrive ce qui arrivait à Saint Augustin avec le temps : quand on ne me demande pas ce que c’est, je le sais, mais quand on me demande de dire ce que c’est, je ne le sais plus.





3

Le temps s’échappe. Tempus irreparabile fugit s’exclame Virgile en se plaignant de ne pouvoir s’attarder à tout décrire. L’écrivain européen souffre de ne pouvoir tout dire, tout rassembler : il est toujours en manque de temps. Il sait pourtant aussi que cette échappée fait son écriture (la fait, la défait, la refait). Cette soustraction à soi en soi forme aussi la nécessité de se retourner pour tenter de se ressaisir – telle l’Océanide au visage tourné vers l’Asie dont ses larmes déjà brouillent les contours.

Mnémosyne gouverne l’Europe dans une recherche du temps perdu qui finit par se retrouver elle-même plutôt que ce qui fut perdu.  C’est à l’Hôtel de l’Europe que Proust est descendu lors de son premier voyage à Venise. Dans cette ville ouverte sur l’Orient et d’où partit Marco Polo se joue l’immémorial européen : la grande Asie colossale et merveilleuse de laquelle on fait retour pour répandre en Occident les images de ses fastes, de ses délices et de ses cruautés. Il n’y a pas à  revenir vers elle, il faut plutôt la gagner – en tous les sens du mot – et ses images d’or et de pourpre enflamment le rêve héroïque et brutal des Conquérants du cubain Heredia.

(A l‘Hôtel de l’Europe – celui de Paris, celui de Lyon (il y en a partout) – ont aussi logé Baudelaire, Flaubert et Maupassant. Au moins.  Michel Deguy écrit Babel Tower et l’hôtel de l’Europe. L’Europe est un hôtel ou bien cet hôtel reçoit toute l’Europe? dans un cas ou dans l’autre, l’hôtel n’est pas une demeure, n’est pas un Heimat et ne sait comment le devenir ou bien ne le souhaite pas. Elle est de passage. Ses hôtes s’efforcent de raconter leur passage, en route chaque fois vers un Est, un Ouest, un Nord ou  un Sud. Mais surtout un Ouest – sur l’axe de l’entreprise – ou bien un Sud – vers les pays où fleurissent le citronnier et l’oranger).

Oui à l’Ouest, bravant l’immense océan,  on invente l’Amérique pour mieux s’emparer de l’Asie. Les « Indes occidentales » donnent la formule du cercle bouclé d’un retour à soi qui tourne vertigineusement sur lui-même.

L’Océanide ne revient pas sur la rive phénicienne. Elle en rêve pendant que Vesprée la berce, mais le rêve lui-même s’enfuit avec le jour. Reste l’anamnèse d’un immémorial, insoutenable ambition que l’Europe se voue à soutenir.

Pas plus Europe n’aborde à une autre rive, un rivage que le taureau laisse filer sous lui, pressé d’aller à l’océan : Afrique, mère insoucieuse des courses effrénées des enfants qui l’ont quittée, insoucieuse de temps et de mémoire, présence qui ne cesse de se présenter. A quoi l’Europe ne comprend rien, puisqu’elle ne cesse de s’absenter.

Ni Asie, ni Afrique ne sont du temps d’Europe. Leurs pulsations ne s’échappent pas. Elles se suivent et s’enchaînent comme celles d’un cœur égal à lui-même : non dédoublé ni inquiet de soi. Mais l’Europe connaît moins les pulsations que les pulsions. L’élan du taureau, la senteur des fleurs qu’il a mâchées pour attirer la fille, la poussée, la plongée dans la nuit. La fille peut regretter d’avoir été enlevée mais elle a désiré l’arôme du taureau.

C’est là que temps a surgi, la pulsion du temps qui se jette dans l’évanescence d’un parfum. La griserie, le temps sans attente, qui manque toujours de temps et qui remâche incessamment les fragrances du passé avec les effluves de l’avenir.





4

Jamais deux fois dans le même fleuve. Mais les fleuves vont à la mer et la mer s’offre la même de chaque rive à toutes ses rivales. Pourtant elle n’en est pas moins autre à soi, multiple, éclaboussée, houle écumant dans le sillage du taureau et recueillant les rayons émoussés du soleil.

Héraclite et Parménide se rejoignent comme la mer qui les sépare et qui se mêle à soi en s’échappant au sein d’elle-même, de délires douée aux pieds d’un cimetière marin.

Il y a une folie d’Europe la Double. Il y a une schize et une crise, un trouble permanent, l’agitation tempêtueuse ou frénétique d’un peuple Océan à la Hugo.

L’Océanide se mêle à la Vesprée dans les houles et dans les nuées ensanglantées du soir. Le Grand Soir devait être celui après lequel se lèverait l’aube d’un autre monde. Le peuple d’Europe, du fond des mines et des usines, sentait qu’il lui fallait renverser en monde nouveau le nouveau monde qu’elle avait toujours été mais dont la nouveauté effrénée insultait le sens même de son progrès et la justice exigible pour les citoyens de la civilisation. Révolution se révèle avoir toujours été le secret nom de baptême de l’Europe.

Elle était née dans les révoltes d’esclaves et dans les tourments de philosophes affligés de n’avoir prise sur aucun destin et qui rencontrèrent ces autres esclaves que Pharaon avait laissé partir. Depuis longtemps sans doute un spectre hantait l’Europe et peut-être ce spectre est-il celui de l’Europe elle-même : fantôme de l’Océanide errant à travers les confins agités de la Vesprée ? esprit de ce qui ne cesse de se perdre dans sa propre promesse ? Au fond, le spectre c’est l’avenir, il est toujours à venir (Derrida). Pharaon, lui, est passé pour toujours. C’est d’ailleurs avec son épuisement – une fois dans la Mer Rouge, une fois dans Cléopâtre – que l’Europe a commencé, dans les eaux bouillonnantes du Golfe Arabique et dans celles de la bataille d’ Actium.

Qui aurait pu marcher au-dessus de ces vagues tumultueuses ? Qui se soustraire à la désorientation et à l’échappée du temps ? Il est venu, celui-là, marcher sur les eaux de Tibériade, où ses disciples l’ont pris pour un fantôme…

Il est venu à point pour que du pandémonium romain surgisse un homme nouveau. Il ne venait pas de la mer mais du désert. Le désert n’est pas une contrée ni une région : c’est un dehors, là où se trouve et se perd l’inconnu. C’est une autre configuration du double infini. Il vient dans le temps hors du temps. Il touche à l’Afrique et à l’Asie sans se mêler à elle.

Il est Juif et Romain : deux façons de se délier du temps : en l’ignorant ou en le défiant. Par la permanence ou par la pérennité. Entre les deux il peut se trouver un accord ou se produire un discord. Il s’est produit un choc – d’où est sortie l’histoire européenne.

Ce fut un spasme, une mutation et une redistribution. La pulsion conquérante du temps et la pulsation d’un cœur intemporel. Jusque-là les siècles se succédaient en se remplaçant. Désormais ils s’enchaînent, s’engendrent, se poussent en avant dans un élan qui mêle le progrès et l’eschatologie, l’un par l’autre et l’un pour l’autre.

  L’Océanide et la Vesprée confondent leurs figures dans l’infigurable promesse d’un accomplissement infini de l’homme qui passe infiniment l’homme. Aussi était-il inconcevable à lui-même sans le secours de la foi (Contrariétés XIV).

Cet inconcevable se conçoit pourtant comme maître et possesseur de la nature et de là peu s’en faut qu’il ne se substitue à Dieu. Peu, ou rien, puisque Dieu finit par mourir d’une mort aussi européenne que le fut sa naissance. Mais ce maître conçoit aussi son inconcevabilité et derechef ainsi se passe, dépasse et trépasse infiniment : la nuit occidentale se fait nuit mystique – à moins qu’elle ne se transforme en boîte de nuit d’un transhumanisme braillard.

C’est pourtant Dante Alighieri, le penseur de la provenance impériale de l’Europe, qui a d’abord parlé de trasumanar : ce transport, cette transcendance et cette transe ont-ils été perdus – et l’Europe avec ? ou bien tout cela reste-t-il à trouver ? infiniment ?





5

En vérité tout se perd et tout se trouve dans l’espace européen. Il est d’essence et de structure double, de toutes parts ouvert sur des dehors : mer et océan, mer et fleuves, mer et terre, mer et désert.

Et celui venu du désert pour marcher sur les eaux est double lui aussi. Il est Juif et Juif : Jésus, bonne nouvelle, paix, lis des champs, Judas, trente deniers, fourberie, cornes de sabbat. D’emblée l’un renie l’autre, c’est-à-dire que le premier chasse le second de son ekklesia, persuadé qu’il est un faux frère ou bien lui refusant son droit d’aînesse. Le Juif devient errant à travers l’Europe, soumis à la question, chargé des basses œuvres et pour finir vermine et comme tel gazé.

En se divisant entre Christ et Christ, entre Messie venu et Messie en venue, la chrétienté se divisait déjà d’elle-même. Europe ou la chrétienté ne peut se dire que d’une chrétienté une et c’est bien ainsi que l’entend Novalis. Seule cette unité peut préserver le sens des choses invisibles que menace de gâter la civilisation (Kultur). Sa division se nomme pour Hegel malheur de la conscience.

De fait l’Europe heureuse d’elle-même se joue entre le Scipion de Pétrarque, figure altière de la domination de l’Afrique, et le Tristram de Sterne dont l’humour est si communicatif qu’il a suffi d’écrire une lettre à « Tristram, Europe » pour qu’elle parvienne à l’écrivain.

Mais entre temps la chrétienté s’est  divisée d’elle-même : d’un côté la présence réelle, de l’autre la grâce jamais assurée d’être présente. Guerre des religions, religions de guerre : il faut gagner le monde à la vraie foi. Mais de part et d’autre on civilise autant, on capitalise, on commercialise, on monarchise – enfin on socialise. La foi véritable devient industrielle. Il ne s’agit plus de présence ni d’absence mais d’efficience. Laquelle s’oppose à l’ineffectivité d’une rêverie de l’unité pure.

Europe devient alors précisément le nom d’une unité non plus perdue ou déchirée mais désirable et réalisable. Si elle forme pour Hegel la fin de l’histoire – au sens non de son but mais de son achèvement –  c’est qu’en elle le réel est devient sans reste rationnel. On y perd, ajoute-t-il, les couleurs de la vie et c’est le gris du soir dans lequel s’envole l’oiseau de Minerve. Dans cette tombée du jour s’effacent toutes les figures avec leurs teintes, leurs reliefs et leurs voix : Océanide, Jésus, Judas, Scipion, Tristram et Vesprée elle-même.

C’est ce qu’on a nommé «la Renaissance» comme si l’Europe ne pouvait avancer et devenir elle-même qu’en se faisant renaître d’un passé qui aurait été déjà anticipé son avenir.

« Je viens d’apprendre que les sciences philosophiques sont en grande faveur au pays de Rome et sur la rive nord voisine du pays des Francs. On m’assure qu’on les étudie de nouveau et qu’on les enseigne dans de nombreux cours. Il y aurait de très nombreux traités de ces sciences, beaucoup de gens pour les connaître et d’étudiants pour les apprendre » (Ibn Khaldoun)



6

Les figures cèdent au concept : l’européen s’est fait sujet d’une propriété nommée humanitas  dont le sens est le même que « civilisation » ou « culture ». Comme beaucoup de tribus avant elle, l’Europe se nomme « les hommes » mais cette fois ce n’est pas pour signifier que les autres sont autres qu’hommes : c’est pour dire qu’ils sont hommes en friche, ni cultivés, ni formés, ni affinés. Cela se lit de manière exemplaire en 1458 dans le De Europa de Aenea Silvio Piccolomini, le premier à parler des europei homines là où auparavant on avait – rarement – parlé des Europenses. Il exerçait aussi la fonction de pape sous le nom de Pie, deuxième du nom.

Trois siècles plus tard l’enfant de huguenots Jean-Jacques Rousseau écrit:

« Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même ; il n’y a que des Européens. […] Peu leur importe à quel maître ils obéissent, de quel Etat ils suivent les lois ; pourvu qu’ils trouvent de l’argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays. »

Rousseau trouvera longtemps – toujours sans doute – son écho :

« Chateaubriand,  Goethe, Byron,  Tolstoï...  sont  toujours  de grands  écrivains  de l'Europe parce que chacun d'eux  s'inspira  du génie  de son pays. » (De Gaulle)

C’est déjà du temps de Rousseau ce que Hegel nommera la grisaille et qui colorera – bien que toute l’Europe ait d’abord frémi avec Rousseau – l’agrégation des pays d’Europe jugée nécessaire par Napoléon et  la mise en commun du charbon, de l’acier, d’une banque et d’une commission. Le « s’échapper » du temps a été converti en « se produire ». Le trait constant est le réfléchi : il s’agit de se faire et pour cela de faire avant tout. L’Europe qui se rapportait à soi sans y penser par l’effet de ses divisions, disparités et dispositions (Europe des clercs des savants, des peintres et des musiciens) se trouve obligée de se chercher lorsqu’elle se conçoit obligée de se produire, de se penser et de se désigner comme une entité propre et une totalité autonome.

Lorsqu’on parle aujourd’hui de civilisation occidentale, ce n’est pas tel pays en particulier mais l’Europe entière qu’il s’agit de considérer. (Gide)

Mais si Europe s’est toujours plus ou moins silencieusement comprise comme une entreprise infinie, voire comme l’entreprise même de l’infini, alors la production de sa propre unité  - vérité, essence, substance ou sujet – ne peut être qu’infinie elle-même. Et donc exposée, toujours à nouveau, à la duplicité de l’infini : l’acte ou bien l’énumération, l’éternité ou bien le temps.

Or qu’elle se conçoive selon l’infini ne fait aucun doute puisque c‘est justement au point de sa crise –  nommée en même temps par Valéry et par Husserl – qu’elle le déclare le plus expressément. Il s’agit de «la perte de devenir pour l’humanité finie dans le mouvement par lequel elle devient l’humanité des tâches infinies » : Husserl, comme le dit Granel « écrit cela sans trembler ».    Il faut ne pas trembler, en effet, pour diviser l’humanité en deux et substituer  à la première une autre. Pascal dit que c’est l’homme, le même, qui se passe infiniment. Il ne dit pas que l’un se passerait de l’autre.

L’Europe s’est crue destinée à se passer du reste du monde, mais à s’en passer en s’installant partout. En faisant Europe de tout territoire qui conviendrait à ses désirs, à ses curiosités, à ses intérêts, à ses passions.

 La colonie n’est pas d’abord la contrée mais le groupe qui vient s’y établir et qui y transfère en quelque façon son appartenance. Ce qui peut s’entendre comme la création d’une appartenance inédite : ce fut le cas de tant de colons antiques, grecs, romains, francs ou wisigoths, juifs ou  arabes qui lentement façonnaient et modelaient les contrées du couchant, chacun à sa façon. Mais lorsque les colons portent l’universel dans leurs chariots ou sur leurs bateaux, la greffe doit se faire à sens unique : c’est la civilisation qui débarque. Ce sont aussi ses mousquets, ses prêtres, ses entrepreneurs.

La civilisation renouvelle les invasions primitives dont elle inverse le mouvement. (Valéry)

Partout l’Europe prend ce qui doit venir alimenter la croissance de l’universel qu’elle est et qu’elle devient. Et tout se retourne jusqu’à faire écrire à Frantz Fanon : l’Europe est littéralement la création du tiers-monde.    

  …en tout cas il est certain qu’Europe n’aura pas cessé de venir d’ailleurs, de partir ailleurs, de prendre ailleurs ou d’être prise. Dostoievski annonçait une Europe russe mais qui n’a pas rêvé d’une Europe rebaptisée, refondée, arrachée à la multiplicité et à l’indécidabilité qui l’engendrent, qui la structurent et qui l’angoissent ?

Ainsi l’Europe n’a-t-elle pas cessé de s’avertir elle-même des risques que ses rêves ou au contraire son confort pouvaient lui faire courir. Il a toujours fallu qu’elle s’explique sur elle-même, comme le fait Lamartine dans son Manifeste à l’Europe, ou bien qu’elle se mette en garde contre elle-même comme le fait Thomas Mann dans son Avertissement à l’Europe.

La dynastie emporte avec elle ce danger de guerre qu’elle avait suscité pour l’Europe par l’ambition toute personnelle de ses alliances de famille »

…………………………………………..

L’humanisme européen est-il devenu incapable d’une résurrection qui rendrait à ses principes leur valeur de combat ? S’il n’est plus capable de prendre conscience de lui-même, de se préparer à la lutte dans un renouveau de ses forces vitales, alors il périra et avec lui l’Europe, dont le nom ne sera plus qu’une expression purement géographique et historique. Et il ne nous restera plus qu’à chercher dès maintenant un refuge hors du temps et de l’espace.



7

Il est un lieu sans doute où cette angoisse se montre, se représente et en se disant se renouvelle et se surmonte en même temps. Ce lieu peut être nommé la littérature.

Martin Walser a  déclaré : La littérature a toujours déjà été européenne. On l’a moqué et critiqué pour cette phrase. Mais elle veut dire que s’il y a littérature, où que ce soit, il y a de l’Europe, fût-elle bien cachée. Le début du Dit du Genji ressemble étrangement à celui du Quichotte : même feinte d’ignorer soit le temps, soit le lieu, et même façon de signaler que cette feinte d’une feinte ouvre la vérité de la fiction. C’est-à-dire de ce qui désire et qui dit son désir au nom d’aucun détenteur du Vrai, d’aucun prophète d’une autorité sacrée, d’aucun dépôt préalable de gages d’authenticité. C’est donc bien l’affaire – au Japon du XIIe siècle ou dans l’Espagne du XVIe – de la double nymphe, de son échappée incessante et de son effort renouvelé vers elle-même.

L’Hôtel de l’Europe est cet hôtel où l’écrivain, notant son passage, note aussi celui des nymphes, de toutes les nymphes et autres figures toujours fugitives de la course de l’aube à la nuit. Quichotte, figure exemplaire de la littérature européenne, figure de la folie et de la vérité de celui qui se prend pour une figure, figure du héros qui dans sa propre histoire trouve sa propre vie racontée dans un livre. Ou bien Frankenstein dont Mary Shelley précise d’emblée qu’il n’est pas un sauvage sorti des îles mais bel et bien un Européen. Ou bien la Cacanie de Musil, située en plein cœur de l’Europe.

L’Europe est là partout où il y a trouble de la personnalité, inquiétude, manque à sa place et désir de s’identifier – mais d’une identité infinie, plurielle voire disséminée et affolée.

Toutes les contrées ont leurs légendes mais l’Europe doit se faire sa propre légende. Peut-être même n’existe-t-elle que pour autant qu’elle se légende. Rien d’autre ne lui est donné qu’une incertitude ou une surabondance d’identité ou d’ipseité. Elle existe en se racontant et au besoin en déclarant que l’histoire – sa propre histoire – est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot.  Cette histoire semble bien être celle de l’Europe comme on le voit par exemple à la façon dont se présente le bouffon : Jack Falstaff pour mes compagnons, John pour mes frères et sœurs et Sir John pour toute l’Europe.

L’Europe se désole ou se moque d’elle-même autant qu’elle s’exalte de sa destinée, mais c’est toujours dans ses livres qu’elle devient elle-même. L’Europe vit encore en une trentaine de livres très vieux. Jamais vieillis. (Nietzsche).

Ses livres, ses musiques – L’Europe galante de Campra (« l’Amour a dans l’Europe une nouvelle gloire, etc. ») ou Manu Chao à Europavox (« Honte à l’Europe qui ferme ses frontières, etc. ») ou ses tableaux – Le pont de l’Europe de Caillebotte, L’Europe après la pluie de Max Ernst – voire ses cuisines, ses parfums, ses modes et ses paysages : tous ses systèmes de signes font mosaïque ou macédoine, polyphonie ou centon bariolé, mélange ou mêlée d’unité toujours fuyante, toujours à venir, toujours impossible.     

La littérature est européenne autant que l’Europe est littéraire : en quelque partie du monde que se trace une écriture qui ne recopie pas un livre de Dieu ou de la Nature il s’agit d’eurécriture. Elle peut écrire un roman africain, un haiku ou un commentaire midrashique, elle se trouve toujours au milieu d’une forêt obscure affrontée à des animaux sauvages à moins qu’elle ne fustige « la faillite de tout à cause de tous » comme fait Alvaro de Campos en adressant son Ultimatum à l’Europe.

Il lui arrive de se grandiloquer, comme chez Verhaeren,


O ces héros d’Europe armés de projets clairs,

Actifs dans le triomphe, adroits dans les revers,

Cerveaux dominateurs de forfaits et de crimes,

Mains agrafant l’espoir à la force unanime.




Mais il lui arrive plus souvent de se rêver en s’invitant au voyage :



Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.



Il lui arrive aussi de se parcourir en tous sens avec Wilhelm de Kostrowitsky qui transforme la vesprée et les pétales chus en aube électrisée.



La veilleuse est consumée

Sur la robe ont chu des pétales

Deux anneaux près des sandales

Au soleil se sont allumés

Mais tes cheveux sont le trolley

A travers l’Europe vêtue de petits

Feux multicolores.





Car enfin n’est-il pas  écrit dans le Divan oriental-occidental:

Le Poète: Le soleil est couché mais à l’occident le ciel brille toujours. Je voudrais savoir combien de temps encore durera ce reflet doré. - ?



Jean-Luc Nancy

 
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INAPPARENTE APARITION



A propos de l’art, deux dispositions contraires nous sollicitent aujourd’hui. D’une part la vérité de l’art ou bien l’art comme vérité (les deux se recouvrent) exige qu’il s’agisse dans les œuvres  d’une apparition du vrai, d’autre part nous sommes aujourd’hui convaincus que la vérité est ou bien hors d’atteinte ou bien terrible, monstrueuse et désespérante.

 Nietzsche a été le premier à affirmer « La vérité est laide. Nous avons l’art afin de ne pas nous effondrer par la vérité. » D’une certaine façon, Freud le prolonge en déclarant que les organes sexuels ne sont jamais considérés comme beaux et que c’est pourtant du désir de voir (ou de jouir de la vue, Schaulust) que procède la disposition esthétique. Attirance par une vérité innommable ou insoutenable et protection contre le naufrage qu’elle annonce… voilà en quelque sorte la situation de l’homme moderne. Que la vérité soit un abîme désolant parce que tout ce qui nous est présenté se décompose en apparences vaines (en clinquant de marchandise) ou bien parce que le sens nous échappe comme il le fait à travers le sexe (pourquoi jouir ? pourquoi se reproduire ?) le résultat est toujours une vanité de l’art. Vanité de l’apparence contre vérité de l’apparition…

 Cette vanité, Pascal l’épinglait déjà et peut-être même faut-il en chercher l’origine dans la grande rupture avec le paraître qu’a constitué l’ouverture de et à l’infini que constitue la mutation philosophique et monothéologique du monde occidental. C’est à partir de là que se joue le jeu cruel des apparences… Aussi bien ce qu’on nomme « monothéisme » repose-t-il en fait sur l’a-théisme d’une non-apparition foncière du « dieu ». La condamnation des « idoles » (et peut-on ajouter la promotion corrélative des « Idées ») change de fond en comble le statut de l’art. La mimesis grecque est le régime double selon lequel à la fois le vrai se produit lui-même et apparaît comme beauté, d’une part, tandis que d’autre part l’apparence est toujours au bord de tromper et de dérober en fait l’apparaître.

La guerre des iconoclastes et des iconodoules n’avait rien de contingent : pour ne pas être iconoclaste, il fallait sérieusement compliquer la théologie. L’islam n’a pas sans raisons profondes observé à la lettre l’interdit de la représentation. Ce qui ne l’a pas empêché de développer un art propre dont une forme majeure – que nous avons nommée «arabesque »  – témoigne bel et bien d’une apparition ou d’une parution qui n’est l’apparence de rien.

Pour l’esprit chrétien puis européen, dans ces conditions on pourrait dire que l’art perd ses conditions de possibilités. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Heidegger éprouve le besoin d’affirmer l’art comme « mise en œuvre de la vérité » : il faut comprendre que la vérité n’est ce qu’elle est – c’est-à-dire pour Heidegger dévoilement du voilement même de l’être de l’étant, en d’autres termes, apparition de ceci que le « fond » n’apparaît pas (par conséquent, récusation de toute espèce d’apparence) – que dans la mesure où elle est œuvrée, effectuée (il faut entendre l’allemand Werk , œuvre, et wirklich , effectif, réel, réalisé). Je laisse ici volontairement de côté cet autre aspect de la même pensée qui envisage le rapport essentiel des œuvres aux peuples dans leur destin. C’est une autre affaire. On peut dire que Heidegger s’efforce de sauver ce dont Adorno constate la débâcle dans le monde des apparences marchandes.

                                                                     ***

Il reste que l’un et l’autre, Heidegger et Adorno (et Nietzsche avec eux, et Freud aussi) restent en quelque sorte chacun à sa manière saisis par une irréductibilité de l’art. De même est-il manifeste que l’islam en est saisi (et le judaïsme lui-même, d’une façon plus compliquée dont n ne pet s’occuper maintenant).

 On peut en effet adopter tous les points de vue, pratiquer tous les abords possibles : il y a une obstination, une ténacité du geste artistique qui excède toute réduction aussi bien que toute emphase transfiguratrice. J’essaie de me tenir au plus près de cette ténacité, qui est celle d’une exigence sensible de pénétration. L’art insiste comme une demande, une exigence de pénétrer dans le sensible et par lui jusqu’à une région où le sensible se dépasserait.

 Nous ne pouvons pas sentir sans éprouver que ce sentir, notre sentir, notre « être sensible », « sensitif » ou « sensoriel » sent son propre excès. Il nous semble, ordinairement, que nous sentons d’abord (voire uniquement) pour recueillir les informations nécessaires à notre conduite, et il nous semble qu’il en va de même de tous les êtres qui sentent. Cela est indéniable mais il n’est pas moins indéniable que l’existence du sentir se fait elle-même ressentir comme existence, justement, c’est-à-dire comme autre chose que « stance », position, stabilité.

J’existe, je sens. Je sens que j’existe sentant. Le « je suis, j’existe » de Descartes n’est ni un concept ni une sensation, mais c’est une évidence qui s’éprouve. Elle s’éprouve parce qu’elle s’apparaît à elle-même. Elle vient de son dire à elle-même, elle bouge et se déplace, elle bondit même de soi à soi. Sans porter aucune apparence : ce n’est ni mon portrait, ni ma voix. Mais « je » m’apparais existant, c’est-à-dire en mouvement – ex – de moi à moi. Un dehors s’ouvre en guise de dedans.



Qu’est-ce qui frappe avant tout dans les peintures des grottes préhistoriques ? C’est le mouvement. C’est même l’extraordinaire réussite de mouvements délicats – course, bondissement, et regards, retroussements de babines…voyez les lions de Chauvet et l’espèce de chronophotographie que compose leurs surimpressions. Le mouvement n’est pas seulement le déplacement spatial, il est la transformation, la modulation, la variation, c’est-à-dire les propriétés élémentaires de toute forme de sensibilité. Le sensible mobilise les différences. Qu’est-ce qu’une couleur ? Un son ? Instantanément, ce sont cent colorations, cent ou mille sonorités. Je n’ai pas besoin d’en dire plus : le sensible tient aux différences, il se joue en elles, par elles, mieux il est leur jeu et ce jeu est aussi celui de notre rapport au monde et à nous-mêmes en lui et par lui.

Un peintre préhistorique est un Descartes qui trace « je suis » dans une patte de cheval. Il joue le jeu de la différence entre lui et lui comme différence entre le cheval et lui, le cheval et le lion, la course et le repos, l’ocre du pigment et le beige de la paroi…



Ce jeu demande à s’exercer. En s’exerçant il rencontre aussi la différence entre d’une part ce qui capte et entretient sa demande, d’autre part ce qui la heurte et la déçoit. Les artistes ont toujours affronté la déception et la blessure d’une sensibilité heurtée, désaccordée, blessée. Toujours l’intensité sensible s’est connue comme exposition à sa propre fragilité. La vérité, c’est aussi l’extrême délicatesse de l’apparition. C’est sa dérobade dans l’impalpable ou son échec dans l’écrasement, l’étouffement, la saturation ou la déchirure : car le sensible est tissé, traversé ou bordé de toutes ces menaces. La différence est à ce prix, et ce prix on peut être sûr que tous les artistes de tous les arts l’ont toujours payé. Toute la difficulté et en quelque sorte l’ « improbabilité » du « grand art » tient à ce risque énorme du geste qui doit passer entre l’échec et la complaisance.

                                                                       ***

 Mais notre sort aujourd’hui semble de ne plus connaître d’autre geste que le geste tendu qui s’épuise lui-même et se déchire contre un sensible lui-même violent et violenté, violent parce que violenté. Il est en effet violenté par le fait qu’il est ou qu’il nous paraît soumis à des forces exorbitantes qui sont celles de toutes nos interventions, exploitations, élaborations au terme desquels nous obtenons un monde d’objets dont les caractères sensibles sont d’abord ceux que leur ont conféré des opérations non destinées à en faire des œuvres, mais des instruments, des appareils, des engins. L’engin est l’opposé de l’œuvre : il relève de l’ingéniosité, de la machination que trame un désir de maîtrise et d’usage. Mais le désir du jeu infini des différences ne sert à rien et ne maîtrise rien.



Voilà ce qu’il est en effet difficile de contester : l’art a perdu son service, ou son office. Un « office » c’est une fonction liée à une hiérarchie, au sens premier du mot, à une sacralité originaire ou à une souveraineté sainte. C’est un mot de la même famille que « œuvre », la famille de Ops qui fut déesse de l’abondance, de la prospérité et de la fécondité. L’office de l’art consiste ou consistait à honorer, célébrer, former l’abondance, la profusion sensible d’un « corps inspiré » ou bien par un « corps inspiré » si je m’autorise à reprendre cette formule. Si le corps n’est plus inspiré, c’est-à-dire aspiré par et vers des formes et des intensités nouvelles, c’est que se présentent à lui des objets, des lieux, des pratiques qui ouvrent moins sur une profusion de sens que sur une pléthore de fonctions. Ou encore en d’autres termes : moins sur des finalités sans fin que sur des fins indéfiniment converties en moyens d’autres fins à leur tour converties en moyens…

Il n’est plus question d’une apparition qui serait celle d’un jeu – au sens de l’écartement et du mouvement gratuit des différences. Jeu des couleurs, des sons ou des mots.

Ou plutôt le jeu des différences se joue pour lui-même, dans une prolifération de formes, couleurs, éclats, effets, prouesses, profusion d’aspects, de facettes, de ressources qui ou bien se complaisent dans leurs réussites – encore une fois, corps fonctionnel, non inspiré – ou bien, très souvent, il propose un message : il dénonce la sauvagerie du monde, voire en même temps la vanité de l’art.

Donc ou bien il y a une finalité fonctionnelle, ou bien il y a une finalité morale ou politique.

Or si l’art est bien défini comme cette finalité sans fin dont Adorno salue encore la justesse, c’est exactement à rebours d’une finalité courant indéfiniment vers de nouvelles fins. Car la finalité fonctionnelle et la finalité politique ont ceci en commun qu’elles sont destinées à se poursuivre indéfiniment – selon le mauvais infini de ce qui doit et qui peut toujours aller plus loin. La finalité sans fin forme bien plutôt l’infini actuel (et non potentiel) d’une suspension de l’intention, du projet ou de la visée – je dirais volontiers, c’est la vision sans visée.

Alors il ne s’agit plus d’apparences mais de l’apparition sans apparences.

Ce qui apparaît n’est pas une apparence de ceci ou de cela – ni comme représentation, ni même comme qualité sensible (un rouge vermillon ou bien un fa dièse) – mais c’est une suspension de la visée d’un réel sous les apparences. C’est une venue en présence de l’apparaître comme tel.

Or ce qu’on appelle « la beauté » n’a sans doute jamais désigné autre chose que cela : l’apparition en tant que telle. Qu’une courbe s’incurve. Qu’un rouge rougisse. Qu’un timbre vibre et sonne selon ses propriétés – qui pourtant ne sont pas données hors de lui.

                                                                ***



Lorsque l’attente ou l’accueil du pur paraître se brouille ou se relance indéfiniment, il n’est pas étonnant que la vision ou l’audition ne puissent plus œuvrer selon la suspension. On ne peut plus s’adonner à l’admiration ou à l’adoration de la beauté, ces motifs ou ces idées se trouvent au contraire corrompues, dégradées ou du moins déplacées. Le geste est dépouillé de sa valeur de suspens, celle que traduit la forme esquissée, la couleur mélangée, le son effilé. Il se trouve comme seul avec lui-même et avec toute la batterie de ses moyens et instruments, ses caméras, ses ordinateurs, et aucune autre issue que de tourner sa Schaulust en autoexposition, en exhibition d’un corps qui ne se porte plus au dehors car il n’a pas de dehors à la pléthore des fonctions.  

On exploite l’apparition, on veut la faire chatoyer, bouillonner, foisonner ou bien s’exciter et s’emballer. Cela  devient spectacle, exploit, chatouillement des nerfs. La musique symphonique du XIXe siècle ou bien la peinture romantique peuvent facilement tomber dans cette confusion de l’apparaître avec des apparences.

C’est la raison pour laquelle Rimbaud a dû injurier la Beauté avant de pouvoir à nouveau la reconnaître.

Aujourd’hui comme hier la prouesse technique peut toujours détourner de l’apparition en son inapparence pour étaler des surenchères d’apparence.

Et la surenchère d’apparence oublie et recouvre la distance qui est nécessaire pour laisser l’apparition paraître – en tant que telle, inapparente. Cette distance respecte l’autonomie de la finalité sans fin.   





L’art présente toujours ses formes dans la distance : la distance de leur formation, la distance de leur autonomie. Je pense volontiers que si beaucoup de gens ne lisent pas Proust ni n’écoutent Ligeti, beaucoup en revanche ont le sens de la distance dont je parle. Ils sentent qu’il y a des formes autonomes qui font des signes, des signaux. Et à travers cette distance passent si je peux dire des traces de signaux, des indications ou des incitations à des marques de reconnaissance, à des repères d’existence commune – car l’existence commune doit s’apparaître à elle-même. Ce sont par exemple des accents, des façons de se vêtir et de se nourrir, d’être courtois ou de faire sa cour, etc. – ce sont des refrains, des parfums, des bijoux, des coiffures.  

Le « grand art » n’exclut absolument pas tous ces arts et ces artisanats mineurs. Au contraire, vous voyez comment aujourd’hui se déclarent toutes sortes de formes, de signaux, de suggestions d’une simple apparition. Il ne s’agit que de poser une marque, une trace, même un vestige : ce sont tatouages, vêtements, coiffures, street art de toute espèce, façons de dire, emoticones, gestes, accents…

Bien sûr la surcharge menace, et le spectacle. Mais il peut aussi s’agir de simples signaux d’apparition.

Non seulement le « grand » art ne les exclut pas mais il en reçoit des signaux. Je ne veux pas parler des récupérations marchandes ni des Mickey en or soclés dans des galeries. Je veux plutôt parler de signaux discrets – une touche, une inflexion – à quoi nous savons tous très bien, au fond, reconnaître la suggestion propre du beau : un signe de rien, pas même un signe ou bien qui ne signifie rien d’autre que son apparition.

Donc aussi sa disparition. C’est là pour disparaître ou mieux pour désapparaître. Ca tremble toujours – une note, une touche, un battement. Il faudrait le faire sentir par des exemples, ce serait trop long. Pourtant cela ne fait sens qu’à même une œuvre et sa matière. Je terminerai donc avec un très bref passage d’un poème de Pasolini. Ecoutez-le et jugez si cela est fait pour rester, s’installer et proliférer ou bien pour s’en aller, s’amenuiser   et disparaître en somme dans sa propre apparition, tout comme la mémoire du poète se perd ici dans sa propre nuit antérieure.



Il y a mille siècles

au printemps

s’allumait l’herbe sous nos pieds qui couraient

vite

ici à Casarsa entre les zones éblouies



                                               Jean-Luc Nancy

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