grazie a Roberto Borghesi siamo lieti di proporre una antemprima da Esclu le juif en soi di prossima uscita per Galilée altri scritti del grande filosofo Jean-Luc Nancy (altri scritti qui)
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EXCLU LE JUIF EN SOI
Jean-Luc Nancy
1.
Historial et spirituel
En 1986, Philippe Lacoue-Labarthe écrivait dans La Fiction du politique que l’antisémitisme
est « historial » et « spirituel ». Il mettait chacun de
ces termes entre guillemets. Le contexte était celui d’une analyse de la
politique chez Heidegger. Ce livre fut remarqué mais je ne sache pas que sa
qualification de l’antisémitisme ait été particulièrement relevée ni interrogée.
Bien entendu, Philippe ne savait rien des Cahiers
noirs.
Quelque trente ans plus tard, la publication de ces
cahiers suggéra à leur éditeur, Peter Trawny, l’expression d’« antisémitisme
historial » pour désigner ce que Heidegger affirme de la nature métaphysique
du rapport des Juifs à l’Occident. Une meute se déchaîna contre Trawny, l’accusant
de chercher à sublimer un antisémitisme en réalité aussi banal, vulgaire,
grossier et violent que celui des Protocoles
des sages de Sion (auxquels pourtant l’intéressé ne manquait pas de
renvoyer). Personne ne rappela le texte de Lacoue-Labarthe.
On tient là un exemple édifiant de l’inconsistance des
opinions publiques, fussent-elles celles des commentateurs ou des observateurs
supposés les plus avertis. Il arrive qu’on ne sache plus lire parce qu’on est
trop soumis au ressassement de supposées certitudes. Parfois donc on n’ouvre qu’un
œil et parfois au contraire on s’arme d’une loupe inappropriée.
Ni l’un ni l’autre des deux auteurs n’a jamais pensé que
Heidegger pouvait être exempté du jugement le plus sévère en ce qui concerne l’antisémitisme.
L’un et l’autre en revanche, de manières très différentes et dans des contextes
très contrastés, ont jugé qu’il fallait prendre en compte l’inscription
philosophique de l’antisémitisme (ce pour quoi, il faut le souligner,
Lacoue-Labarthe n’avait pas eu besoin d’autres textes que ceux dont on
disposait alors).
Que suggérent les épithètes employées en 1986 ? La première
suggère que l’antisémitisme appartient à une structure profonde de la
constitution historico-métaphysique de l’Occident. La seconde (dont l’usage est
frappant chez quelqu’un qui détestait toute espèce de spiritualisme) suggère
que son enjeu relève des dispositions essentielles d’une culture ou d’une
civilisation.
Que l’antisémitisme ne soit pas simplement de l’ordre du
racisme, ni de celui de la religion, ni de celui de problèmes sociaux, économiques,
politiques et culturels – il ne s’agit de rien d’autre. Ou en d’autres termes :
que l’antisémitisme ne puisse être simplement appréhendé sur le registre
empirique mais exige un registre fondamental[1]
– « historial » donc et « spirituel » pour décidément se
placer sous le signe de la très puissante intuition de Lacoue-Labarthe.[2]
Ajoutons seulement que les guillemets voulaient signaler
le caractère insuffisant, voire problématique des termes employés, et la
difficulté de leur trouver des substituts. Nul doute qu’il faudrait encore
aujourd’hui discuter ces termes. Ce n’est pas ici mon propos. Je les comprends
de la manière la plus simple et directe. L’antisémitisme doit être dit « historial »
et « spirituel » parce que la haine qui l’anime trouve sa source au cœur
du complexe spirituel et historique (on pourrait dire, avec lourdeur,
civilisationnel) où l’Occident s’est formé. On ne rendra pas compte de l’un
sans débrouiller l’autre – autant du moins qu’on peut débrouiller ce qui entraîne
les grandes mutations dans l’histoire du monde. Que cette histoire soit ou non
un destin, que l’« esprit » (en tant qu’il s’oppose à la « matière »)
soit une notion discutable, ce sont des questions pour plus tard.
2.
Auto-immunité
Toutes les sociétés, cultures ou civilisations ont connu
l’inimitié ou l’hostilité envers des groupes extérieurs. L’idée même du propre
(natif, familier) opposé à l’étranger (sans commune attache, pas de la maison :
en grec, métèque) n’est pas dissociable de la socialité. Toutes les sociétés ou
tous les peuples ont aussi connu et connaissent en leur propre sein la
discrimination plus ou moins marquée de certains groupes au profit d’une ou de
quelques classes, castes ou catégories dominantes. En d’autres termes, chaque
peuple – au sens de l’identité d’un corps social qui se reconnaît comme tel –
connaît une pulsion de distinction, voire d’exclusion des autres ou bien d’autres
peuples (eux-mêmes reconnus tels).
La nécessité de cette pulsion n’est pas très mystérieuse,
même si la civilisation qui semble aujourd’hui avoir droit mondial de cité
affirme la nécessité inverse d’une reconnaissance mutuelle des différences. Une
telle reconnaissance est toutefois censée retenir ou surmonter l’hostilité :
elle n’en nie pas la possibilité. N’est-il pas en effet indispensable à un
groupe de s’affirmer alors que sa multiplicité interne fait de cette
affirmation un désir plus qu’un donné – ou bien un donné dont ce désir fait
partie ? Pour pouvoir inclure il faut bien exclure.
Les identifications individuelles ne sont pas exemptes de
complexités similaires : à l’individu cependant sa séparation est donnée
ou imposée. Au peuple, il revient de se reconnaître à travers la diversité de
ses composants. Certes, l’identité individuelle n’est pas non plus toute donnée.
Elle se désire elle aussi. Mais elle se désire justement aussi en partie comme
désir d’appartenance à un groupe. Ce qui n’est justement pas le cas du groupe –
faute de quoi l’idée même de groupe perdrait son sens.
Mon dessein n’est pas ici d’analyser plus avant la réalité
fort complexe du groupe, de sa distinction et de son identification. Il est de
considérer une singularité qui se détache de l’ensemble des complexités et des
difficultés dans les rapports entre groupes. Une seule civilisation en effet,
celle qui fut européenne tout en devenant mondiale par l’essentiel de ses
caractères pratiques, connaît presque d’origine une exclusion interne toujours
renouvelée depuis vingt-deux siècles : la déconsidération du peuple juif,
dont la forme moderne se nomme « antisémitisme ».
L’antisémitisme se singularise à trois égards : d’une
part en ce qu’il est jusqu’ici inaltérable, d’autre part en ce qu’il a suscité
l’extermination des Juifs d’Europe par un régime (aidé d’autres) qui faisait de
la supériorité absolue d’une supposée « race aryenne » la vérité métaphysique
et donc aussi politique du monde, enfin parce qu’il désigne le Juif moins comme
un étranger que comme un agent pernicieux à l’intérieur du groupe et de la
civilisation à laquelle il appartient. Le Juif est au moins une aberration et
au plus une menace incluse dans l’ensemble dont il fait partie.
Le Juif (je me servirai désormais de cette désignation,
quitte à revenir sur sa nature) n’est ni un autre groupe ni un membre du
groupe. Il fait pourtant partie du groupe mais comme un organe pathogène peut
faire partie d’un corps qu’il infecte ou menace au moins d’infecter. Le Juif
occupe la position d’un agent auto-immune : il se tourne contre l’immunité
du corps propre auquel il appartient. De même qu’on accorde aujourd’hui qu’il
existe une auto-immunité latente chez tous les vertébrés, de même l’organisme
européen – devenu « occidental » – possède une constitution auto-menaçante.
Cette nécessité périlleuse conduit à conférer au peuple juif un caractère
destinal : quel qu’en soit le motif, il est destiné à son propre malheur
(Ahasverus) comme il est destiné à faire le malheur des autres (Süss).
3.
Extermination
Ce que l’état actuel des sciences biologiques permet de métaphoriser
en termes d’immunité n’a rien de biologique, bien entendu, pas plus que n’étaient
scientifiques les considérations de race et d’évolution par lesquelles le XIXe
siècle nationaliste, impérialiste et scientiste a transformé l’antijudaïsme en
antisémitisme. Profondément presque rien n’a changé : on a revêtu d’oripeaux
modernes ce qui, il faut le redire, appartient à l’origine même de notre
civilisation.
Certes, l’antisémitisme moderne a mis en branle des énergies
particulièrement hideuses et terrifiantes. Encore faut-il comprendre de quoi
cette particularité est faite. Beaucoup de discussions ont eu lieu autour de la
nature spécifique ou non, incomparable voire absolument unique ou non de l’extermination
qu’on désigne aujourd’hui, du moins en Europe, par le terme hébreu de Shoah (ruine, anéantissement) tandis que
prévaut chez les anglophones le mot Holocauste
dont l’original grec désigne le sacrifice intégral d’un grand nombre de
victimes (animales). Dans les deux cas, le nom commun est devenu nom propre,
doté en français d’une majuscule.
Lorsqu’on garde un nom commun, tel que « extermination »,
afin d’éviter toute espèce de sanctification ou de sacralisation, il n’en est
pas moins nécessaire de le compléter par une forme ou une autre du nom « juif »
(les Juifs, le peuple juif) lui-même spécifié par l’appartenance à l’Europe. On
doit aussi rappeler que ce peuple ne fut pas le seul dans ce cas et que le sort
du peuple tzigane en est proche à plus d’un égard (caractère ethnique et
oriental, histoire ancienne, indépendance à l’égard des nations, exclusion
sociale). Les Tziganes, en revanche, ne représentent pas une continuité d’appartenance
religieuse ni une implication comparable dans l’histoire de l’Occident
naissant, même s’ils témoignent d’un trouble européen de nature analogue. On
pourrait d’ailleurs prolonger cette dernière remarque par des considérations
sur un autre groupe ethnique visé par les nazis comme race inférieure (les
Slaves) et sur les groupes victimes des camps nazis pour des raisons non « ethniques » :
comment homosexuels, communistes, Témoins de Jehovah peuvent-ils présenter des
analogies avec les Juifs ? A certains égards, ils n’en présentent pas plus
que leur distance envers l’ordre établi. Dans le cas des communistes ou d’autres
socialistes, il se trouve que les individus sont aussi parfois juifs (ils
portent alors double insigne dans le camp). Dans tous les cas, ils sont méprisés
pour infériorité, perversité, voire morbidité. Mais tout se passe comme si le
modèle ou la matrice de la stigmatisation était d’abord fourni par le Juif
perfide et déicide avant d’intégrer d’autres traits distinctifs.
On ne peut pas non plus oublier que le double génocide
juif et tzigane fut précédé par des évènements dans lesquels il est difficile
de ne pas discerner des traits précurseurs : d’abord les pratiques génocidaires
et concentrationnaires des Anglais d’une part, des Allemands de l’autre en
Afrique du Sud, ensuite le génocide arménien. Ce qui, en dépit des différences
considérables, peut être considéré comme précurseur tient aux caractères d’organisation
systématique d’entreprises d’extermination de peuples ou de populations. On
peut trouver, de toute évidence, des prédécesseurs de ces précurseurs eux-mêmes
puisque l’hostilité de groupe à groupe est immémoriale : mais le XXe
siècle a donné à cette hostilité des caractères de rationalité théorique
(racisme) et pratique (programmation) ainsi que des traits ou des alibis de
productivité industrielle à travers lesquels l’hostilité de groupe se
transforme en domination tendancielle du monde par la civilisation, précisément,
de l’industrie et du programme.
Cette domination tendancielle tend à supprimer tout ce qu’elle
ne peut pas transformer à son gré. Tout ce qui, sur sa route, fait obstacle à
son programme : la lenteur, la pesanteur, la maladie, la mort, l’ignorance,
la faiblesse, la malignité, la nuisance – doit être surmonté ou transformé. Le
trait distinctif de l’antisémitisme par rapport à tout racisme c’est qu’il
trouve ou qu’il trace avec « le Juif » une figure qui intègre tous
ces obstacles à la croissance de la maîtrise. En ce sens, l’hostilité antisémite
est assez éloignée de l’hostilité raciste : elle relève moins d’un rapport
entre groupes que du rapport à elle-même d’une puissance qui se veut supérieure
à tous les groupes. Universelle jusqu’au cosmopolitisme, l’Europe refoule ceux
qui maintiennent leur particularité ; pourtant – ou bien en conséquence –
le juif apatride est aussi l’ennemi d’une saine et belle alliance des nations.
4.
Toute-Puissance
Ces considérations reconduisent vers la différence propre
de l’extermination des Juifs. Elle s’opère à l’intérieur et de l’intérieur de l’Europe,
et si ce caractère appartient aussi au génocide arménien ce dernier en revanche
ne renvoie pas à tout le passé de l’Europe jusqu’en pleine Antiquité. La
stigmatisation et la persécution des Juifs se retrouvent en revanche tout au
long des événements et sur toute l’étendue de ce qui s’est inventé, propagé et
imposé à partir du foyer romain.
Comme on le sait, ce foyer a fondu ensemble trois
minerais : le logos grec, la technique latine et le monothéisme juif. L’alliage
s’est nommé christianisme et impérialisme. C’est-à-dire une double structure
ordonnée à l’infini : l’infini en acte d’une Toute-Puissance divine et l’infini
en devenir d’une pleine maîtrise du monde.
On ne prête jamais assez attention à la fine alchimie de
cet alliage. La puissance infinie en donne le liant : au ciel et sur la
terre il ne s’agit que d’elle. Logos, technique et dieu révélé en forment les
trois aspects majeurs. Toutes les autres cultures séparent nettement les
pouvoirs des dieux et les obligations des hommes. Notre culture dispose un
univers entier de la puissance dans lequel l’énergie divine se communique aux
hommes qui la reproduisent en recréant le monde.
La mondialité est ici le phénomène décisif : avec
Rome, le droit, l’urbanisme et le camp militaire, il advient un monde qui
englobe les réalités locales et leurs formes d’appartenance. A partir de Rome,
un « peuple » n’aura plus jamais le sens exclusif d’une autochtonie.
Le peuple romain se donne sa mesure dans la représentation d’une amplitude
commune et tendanciellement illimitée.
Cette commune mesure intègre du logos grec le caractère
de l’auto-suffisance : l’assurance ou la volonté de rendre compte (ou
raison) et de se rendre compte de tout, à commencer par soi-même (le calcul, la
parole, la loi, la puissance). La raison grecque toutefois renvoie d’elle-même
au-delà d’elle-même (« au-delà de ce qui est », dit Platon). Son
autonomie ne va pas sans l’hétéronomie de cet « au-delà ». Il prend
dans la pensée grecque la forme de la disqualification des dieux et de leurs
mythes, ouvrant la possibilité d’indiquer un divin unique, transcendant toutes
formes de divinité (Platon n’est pas seul à l’évoquer).
Rome ignore cette transcendance. Aussi devient-elle, pour
peu que sa propre puissance se mette à la dépasser, le lieu d’une inquiétude et
d’une agitation spirituelles dont témoignent à l’envi les soucis des
philosophes, les excitations des mages et les initiations aux mystères. La
toute-puissance qui s’est mise en branle éprouve qu’elle se demande plus qu’elle
ne sait fournir.
Pendant ce temps, quelque chose se passe hors de Grèce et
de Rome – non loin, pourtant, et assez tôt se mettant à essaimer autour de la Méditerranée.
C’est l’événement juif. Comme l’événement grec, il provient de l’effondrement de tout ce monde
antérieur que formaient les empires et systèmes palatiaux. Mais il représente
une espèce de revers de l’autosuffisance : il invente une appartenance inédite.
On pourrait se risquer à dire : le monde gréco-romain
devait et voulait n’appartenir qu’à lui-même. Il s’essouffle et s’égare en
lui-même. Il lui fallait une autre appartenance – mais une qui malgré tout lui
restitue en quelque façon son autosuffisance. C’est ce qui se passe avec le
christianisme. Un sujet déconcerté retrouve confiance en soi par la confiance
en une toute-puissance inébranlable. Interior
intimo meo et superior summo meo.
5.
Révélation
A l’âge du fer, de l’écriture alphabétique et des villes,
les dieux se retiraient du monde grec – lequel en était tout à fait conscient
et mettait toutes ses ressources à affronter ce retrait. La politique, l’art
figuratif, la tragédie et la philosophie sont les produits et les témoins de ce
déploiement d’énergie. Chacune de ces sphères et leurs distinctions mêmes
forment un aspect de la mutation où s’opère une suppléance ou une substitution
du divin. Les dieux nommés, identifiés et caractérisés, cèdent la place à un
registre divin innommable, informe (ni anthropomorphique ni zoomorphique,
amorphique). Dès avant Platon, certains Grecs ont estimé que les dieux
mythologiques étaient des fictions et qu’il y avait un seul et inconnaissable
dieu.
Le sacré en tant que région du monde – sur les montagnes,
dans les sources, etc. – s’efface lentement en même temps que sa liaison
avec les hommes : le sacrifice – et avant tout le sacrifice humain. Deux
annulations ou sublimations – certes différentes – de sacrifice humain s’offrent
sur les deux bords de notre origine : le sacrifice d’Isaac et celui d’Iphigénie.
Plus tard, deux vies se laisseront immoler selon deux modes d’assomption ou de
purification de la violence sacrificielle : Socrate et Jésus.
De la même manière, selon une espèce de symétrie désajointée,
deux dieux uniques absorbent le divin dans un éloignement incalculable :
dans ce qu’on nommera plus tard une transcendance. En vérité, leur unicité tient moins au nombre qu’à une
exclusivité essentielle : les autres dieux ne sont pas des dieux. Ils n’en
sont pas dignes.
Le divin est exclu du monde, de ses figures, de ses
forces, de ses affects. Ou plutôt c’est ainsi que s’invente un monde en tant qu’ici-bas
distinct d’un au-delà. Il se produit une sorte d’exclusion ou d’expulsion de l’intérieur
du monde dans lequel dieux, humains, vivants et matières inertes vivaient d’une
vie commune.
Mais le phénomène prend deux allures très différentes. D’un
côté, il s’agit de discerner la forme vraie des choses. C’est une affaire de
direction et d’accommodation du regard. Les formes vraies sont nommées idées c’est-à-dire aspects, formes
offertes au regard. De l’autre côté, c’est tout différent : il ne s’agit d’un
appel qui se fait entendre. Il demande qu’on l’écoute, ce qui se dit chema, en hébreu « écoute » et bien sûr il s’adresse à quelqu’un,
qu’il nomme Israël.
Parce que l’appel surgit d’ailleurs et que ce qu’il veut
faire entendre est nouveau, on a parlé plus tard de « révélation »
mais il faut bien comprendre que le révélé ici est avant tout le révélant :
la voix qui appelle, qui se déclare et déclare ce que son appel demande.[3]
Il faudrait longuement analyser comment les deux côtés en
sont arrivés à se joindre lorsque le dieu d’Israël a été réinterprété comme logos – c’est-à-dire dans le
christianisme. Mais ce qui doit importer ici c’est la très singulière
conjonction et disjonction des deux côtés d’un phénomène qui – au long de
quelques siècles – engage une mutation complète du monde méditerranéen à partir
de laquelle s’ouvrira l’histoire du monde aux deux sens mondial et mondain du
mot. Toujours est-il que le phénomène s’est produit, qu’il a eu deux aspects très
hétérogènes et qu’il s’est conclu par une synthèse – si on peut dire – qui
devait engager l’histoire occidentale.
Ce qui est commun au côté grec et au côté juif c’est la
destitution des dieux et du sacré. C’est aussi un accent anthropologique
profondément nouveau : au lieu d’être inséré dans un ordre de puissances
sacrées, l’homme se trouve d’un côté en capacité d’autonomie devant et avec ses
pairs (les « hommes libres »), de l’autre côté en responsabilité
devant un appel venu d’un Tout-ailleurs.
Des deux côtés il y a comme une émancipation : le
savoir s’avère présent dans l’esclave de Platon (qui donc à cet égard s’y
trouve émancipé), cependant que l’appel lancé à Israël est aussi celui qui l’a
fait sortir de l’esclavage. On serait tenté de dire qu’il se produit une révélation
commune : celle de l’homme, de l’homme dégagé des appartenances hiérarchiques
selon toutes les valeurs du mot (le sacré, sa puissance, l’ordre social fondé
sur lui, l’appartenance et la dépendance avant toute espèce d’indépendance,
voire sans aucune). Bien entendu, la réalité ne peut se ramener à ce schème,
surtout pas dans la longue durée des siècles au long desquels la mutation s’est
produite. Mais elle s’est produite, et loin qu’on ait affaire avec le
christianisme à l’apparition d’une nouvelle religion c’est à la naissance d’un
nouvel homme qu’on assiste.
Enfin, la révélation est d’autant moins religieuse qu’elle
se distingue du régime mythologique : la Bible n’est pas un recueil de
mythes, même si elle y ressemble par certains aspects (et surtout par le livre
de la Genèse). C’est le récit de l’Alliance à partir de ce qui l’a précédée –
et qui contient déjà une adresse initiale de YHWH à l’homme. (Le caractère non
mythologique du judaïsme a été plusieurs fois souligné par Lacoue-Labarthe. C’était
pour lui un motif de première importance, qu’il a partagé avec Blanchot en
particulier.)
Comment alors ne pas relever que le logos implique lui aussi le congédiement des mythes ? Certes
les deux mouvements sont distincts à beaucoup d’égards mais le mythe désigné
par Platon comme menteur et sans sérieux présente les caractères de l’« idole »
si fortement condamnée dans le judaïsme.
6.
Incompatibilité
En même temps, toutefois, les deux côtés de ce nouvel
homme ne sont pas compatibles. L’un est l’homme libre de la cité, l’autre est l’interpellé
de l’appel. L’un se présente comme autonome, l’autre comme hétéronome. L’un
comme destiné à répandre son modèle (universel par définition), l’autre comme
destiné à se préserver dans sa réponse à l’appel. Cette incompatibilité ne s’installe
pas seulement entre des peuples : on est en droit de penser qu’elle
structure le nouvel homme.
Ce n’est pas par hasard que Paul proclame la levée des
différences entre esclave et homme libre, homme et femme, juif et grec :
le vœu chrétien ne fait que confirmer ce qu’il souhaite surmonter. Sans doute l’incompatibilité
ne tient-elle pas seulement à l’écart entre deux postulations – celle de l’hétéronomie
et celle de l’autonomie – mais à la réalité profonde bien plus complexe qui
fait que les deux côtés en quelque façon s’appellent l’un l’autre – et pour
cela même tendent à se repousser. L’autonomie ne saurait être intégrale si le
sujet autonome doit bien en dernière instance se référer à un dehors de sa sphère
propre, à un « bien » qui se trouve « au-delà de ce qui est donné »
ou à une vérité dont l’instance ultime est aussi aveuglante que l’éclat du
soleil ou de la mort. L’hétéronomie pour sa part ne vaut, selon l’appel, que
par la réponse dans laquelle le sujet devient lui-même, fût-ce en répondant,
comme Abraham, à ce qu’il ne peut comprendre ni admettre. Il se constitue dans
son abandon confiant.
Toute l’histoire occidentale de la pensée et de la
spiritualité aura été travaillée par la complexité inachevable, indécidable de
cette division et de cette contradiction internes du nouvel homme. Le
christianisme a représenté l’effort prodigieux pour assumer et dépasser l’opposition :
il a mis le dieu en l’homme et promis l’homme à la vie divine. Voilà comment le
monde romain empêtré en lui-même, désorienté par sa propre extension et sa
propre puissance, a pensé trouver une issue dans ce qui, en même temps, l’emportait
hors de lui-même.
Au moment où le judaïsme se métamorphosa en christianisme
– ce moment qui s’étendit sur quelques siècles – il était sans doute peu évitable
que se produise une rupture dans la continuité même. L’appel était nominatif : Abraham ! Israël !
Sans attendre le christianisme, cette nomination avait irrité d’autres peuples,
avec son allure d’exclusivité. On avait raillé Israël (par exemple en lui
imputant un culte de l’âne, ce qu’on renouvela plus tard contre les chrétiens).
Il aura fallu beaucoup de temps pour que le motif de l’élection en vienne à être
pensé, dans le christianisme mais aussi de l’intérieur même du judaïsme, comme
celui d’un choix adressé à tous à travers un seul. Or cela même peut-être ne
suffit pas à lever l’opposition entre un et tous : si le dieu de l’un doit
être celui de tous, il ne le peut qu’en étant chaque fois le dieu de chaque un
(peuple ou un individu).
De cette autre manière s’avérait une incompatibilité qui
ne relevait pas de l’exclusion ordinaire des peuples les uns par les autres.
Celle-ci opère sur un mode centrifuge : chacun repousse l’autre, tandis qu’Israël
tendait plutôt à se retrancher des goyim –
terme dont par ailleurs la traduction par ethnai puis par gentiles montre
qu’il a été compris dans le sens d’une appartenance à la fois de souche et d’institution.
Or le peuple Hébreu possède sa souche et son institution en lui-même, par son
appel, sur un mode auquel aucun autre n’est comparable. C’est pourquoi il est
apparu d’emblée comme une étrangeté, dans laquelle il s’agit bien moins de tel
ou tel « dieu » que du rapport entier de l’homme au divin.[4]
Cela voudrait donc dire que son hétéronomie lui confère
une autonomie singulière : une indépendance de toute appartenance autre
que celle de sa réponse, c’est-à-dire de sa fidélité. On pourrait dire que la Révélation,
aussi bien que celle d’un Dieu, est la révélation à lui-même de celui qui répond
à l’appel. Dans cette révélation, il s’exclut de l’appartenance en général :
il appartient à ce qui se retire de l’appartenance. On peut penser que c’est
aussi cela qui s’entend dans la formule d’un philosophe parlant d’« appartenance
sans appartenance » à sa judéité d’origine (Derrida).
L’incompatibilité s’avère en quelque sorte interne à un
tel sujet. Il est même tentant d’avancer que c’est exactement de là que
provient ce qu’on aura nommé « sujet » depuis Hegel : la
non-identité à soi de ce qui ne repose pas en soi (« substance »)
mais se soutient de l’autre (quel qu’il soit). On ne s’étonnera pas d’entendre
Freud déclarer que sa propre appartenance juive lui reste aussi énigmatique qu’indéniable.
Il y a quelque chose comme une exclusion interne, une
exclusion incluse dans la structure qui s’élabore ainsi. Et si cette élaboration
répond à la mutation profonde des rapports d’appartenance d’où sort aussi la
cité grecque, en revanche l’exclusion interne reste foncièrement étrangère à la
disposition selon le logos car ce
dernier revient à soi même là où il désigne un au-delà qu’il nomme « dieu »
ou « bien ». Retour en soi ou exposition au dehors : l’incompatibilité
se trouve là, au cœur de ce qui réunit les deux côtés de la mutation des
premiers siècles de notre ère.
7.
Judéo-christianisme
Si cette incompatibilité produit déjà quelques effets réactifs
dans le seul monde gréco-romain – dont on pourrait dire que la maxime reste une
postulation de compatibilité, jusqu’au sein de ses avancées dans l’incommensurable
(qu’il soit mathématique ou bien territorial) – il n’en reste pas moins que c’est
avec le christianisme qu’apparaît une hostilité au judaïsme qu’on peut dire
constitutive ou structurelle. Or c’est aussi dans le christianisme que se
trouve le ferment d’une civilisation nouvelle.
On peut distinguer deux mobiles initiaux de l’antijudaïsme.
Tous les deux – pour le dire ainsi – sont passionnels.
La première passion est précisément celle de la
compatibilité. Comme on l’a dit, le christianisme est le produit d’une énergie
prodigieuse consacrée – c’est le cas de le dire – à rendre possible l’existence
privée de l’appartenance aux dieux, au sacré, aux forces.[5]
Il faut l’accord en toutes choses et ce motif repris du monde grec se trouve à
présent chargé d’une force affective : l’amour chrétien, cet amour que le
dieu est lui-même représente la volonté éperdue de résister à ce qui est
ressenti comme une dislocation du monde.
Sans doute le monde issu des bouleversements du XIIe
siècle av. J.-C. (époque d’effondrement des empires du Moyen-Orient) s’est-il
retrouvé comme un monde désaffecté aux deux sens du terme : sans usage et
sans passion. L’Eros de Platon
consacre sa passion à la Beauté – à l’harmonie, à la compatibilité ; la philia dans la cité ou tournée vers la sophia manque sans doute de force (comme
en manque toujours notre « fraternité » autant que nos solidarités ou
nos « vivre-ensemble »).
Le monde de la virtuosité logique et de la prouesse
technique manquait de passion. L’amour chrétien était inépuisable. La « charité »
désigne la reconnaissance d’un prix inestimable à ceux qu’on chérit. Cet amour
lui-même vient du judaïsme. Il est lié à l’appel, il en est un aspect :
les dieux n’ont jamais demandé ni proposé d’amour ; tout au plus se
sont-ils parfois unis à des mortel/le/s. L’amour change de nature – au moins en
partie – parce qu’il s’adresse à l’autre en tant qu’autre et se confond avec ce
qu’on appelle « foi » – fidélité à l’altérité de l’autre. L’amour
grec, pourrait-on dire, altère certes profondément l’amant mais il ne s’adresse
pas dans l’aimé à l’autre inestimable et insondable.
Lorsque l’amour devient lui-même Dieu, il tend à
identifier l’autre et donc à réduire son altérité. Le christianisme se risque à
une assimilation de l’autre au même : interior
intimo meo et superior summo meo, la
très fameuse expression d’Augustin, contient la prouesse – et la promesse – d’un
passage de l’un dans l’autre, d’une compatibilité infinie des infiniment
incompatibles.
Du judaïsme, le christianisme refuse la distance à
travers laquelle l’appel est lancé. Il la refuse avec passion tant lui importe,
au fond, une abolition de toutes distances, une immédiateté (fruit d’une médiation)
selon laquelle peut être envisagée la conciliation finale d’une vie éternelle.
Par ce premier motif le judaïsme devient objet de désamour.
La seconde passion est plus ravageuse. Judaïsme transformé,
passé par une élaboration grecque qui n’a pas pour autant effacé, tant s’en
faut, les traits distinctifs de sa provenance, le christianisme est en manque d’auto-affirmation.
Quel que soit son génie, il se sait tributaire du judaïsme, et de manière très
directe puisqu’il n’en est d’abord, et assez longtemps, qu’une forme ou une
branche. Il est également tributaire des philosophes, et il est d’ailleurs
parfois désigné à cette époque comme une « philosophie ». Mais la
philosophie est une nourriture assimilable. Il en va autrement de la foi. La
foi est avant tout confiance sans garanties. L’élaboration des dogmes chrétiens
– incarnation, résurrection, rédemption, trinité – fait appel simultanément aux
ressources de la spéculation et à celles du mystère. Si la foi chrétienne
reconnaît ici et là des marques de provenance, elle n’en est que plus incitée à
s’affirmer autonome.
En fait, la tension entre autonomie et hétéronomie se
rejoue sur ce plan. Le christianisme veut se fonder lui-même – en tant que grec
et romain. Mais en tant que juif il doit se séparer de sa souche et pour cela déclarer
que les Juifs n’ont pas reconnu le vrai Messie. Ils sont donc au moins bornés,
mais au plus dangereux et en outre coupables de leur aveuglement.
L’hostilité envers le judaïsme – ce qui veut dire aussitôt
« envers les Juifs », puisque le peuple est intrinsèquement lié dans
son Alliance – se forme ainsi comme une dimension du christianisme. Et puisqu’elle
vise un peuple lui-même déjà singularisé parmi les « Gentils », elle
s’ingéniera à surcharger ce peuple – indistinct de sa foi – de traits ethniques
et moraux bien avant qu’on invente les races.
Pendant des siècles, les Juifs feront au moins figure de
malheureux égarés loin du vrai Dieu, au plus de perfides acharnés à le
combattre. Les chrétiens souhaiteront au moins leur conversion – cent fois
souhaitée par les meilleurs esprits – et au plus leur disparition. Il suffira
pour aller jusque là de forger l’idéologie aryenne et de remplacer toute
transcendance (donc aussi bien chrétienne ou métaphysique) par l’immanence d’une
domination techno-mythologique. La singularité de l’extermination des Juifs d’Europe
ne tient pas d’abord à la violence déployée – l’ampleur des violences du XXe
siècle, puis du XXIe est un corollaire de ce qu’on appelle l’« anthropocène » :
un monde où l’homme se trouve seul face à lui-même aussi bien dans les cieux qu’au
fond des océans, sur les banquises ou les mines de lithium. Cette singularité
tient à ce que toute une histoire et toute une culture prétendent se refonder
en se liquidant elles-mêmes.
Comme si elles comprenaient que la contradiction intime
qui les fonde et les anime atteint un point où elle s’avoue : l’homme
nouveau n’est pas advenu, le temps du « dernier homme » (Nietzsche)
est arrivé. Il faut en finir avec elle (et donc aussi, il faut le répéter, avec
le christianisme) comme avec – au fond – tout ce qui n’est pas la force et la
domination déchaînées sans égard pour aucune espèce d’autonomie ni d’hétéronomie,
encore moins pour leur conflit secret.[6]
8.
Haine de soi
Cette solitude de l’homme avec lui-même – solitude d’un être
qui ne sait ni quel il est, ni ce qu’il fait, ni le sort de l’univers qu’il
habite – forme le plus remarquable produit de la civilisation qui a commencé
sous les triples auspices grecques, juives et romaines. La production même de
ces entités ou de ces figures – grec, juif, romain – représente déjà le produit
d’une mutation aussi peu explicable que les autres qui ont ponctué la longue
durée du monde. L’émancipation puis l’isolement de l’« homme » sont
sans raisons.
On n’explique pas non plus vraiment le surgissement de l’Europe
puis de l’Occident dont a procédé en quelques siècles une désorientation
mondiale dont la solitude inhumaine de l’homme semble former l’esprit sinon le
destin.
Du moins n’est-il pas impossible de discerner ce trait
caractéristique : l’Europe – ou l’Occident, on peut ici les superposer – s’est
engendrée par une conjonction qui était aussi bien une contradiction. A savoir,
l’invention d’un type humain : le sujet simultané de sa propre autonomie
et de sa non moins propre hétéronomie (à moins qu’il ne soit plus juste de dire :
le sujet de sa propriété et de son impropriété). Ce type est celui que nous
avons fini par nommer « le sujet », que ce soit avec une valeur
juridique, psychologique ou métaphysique.
Sa constitution double implique qu’un côté de lui-même
repousse l’autre. Déni ou dénégation, le sujet ou l’européen ne veut rien
savoir d’un de ses côtés ou de leur dualité même. Ce conflit interne ne l’empêche
pas d’être entreprenant et productif. Au contraire, c’est dans sa contrariété
interne qu’il trouve le ressort de la puissance d’entreprise et de production
qui le caractérise : l’autonomie exige de devenir maître et possesseur de
la nature, l’hétéronomie exige de conduire l’entreprise vers ce que commande un
idéal (un accomplissement, un plérôme surhumain). Chaque exigence ne cesse de
disqualifier l’autre.
L’incompatibilité des deux côtés – jointe à la puissance
plus visible et plus opératoire de l’autonomie – a suscité le phénomène peut-être
unique de la mise en exclusion interne d’un représentant du second côté :
le Juif. Un représentant singulier – et donc d’emblée mis à part, parce que c’est
du côté de la singularité que le Juif s’est signalé, voire inventé.
De même que le Juif se retranche des « nations »,
il est retranché d’elles. Cela ne forme pas une autre nation. Il s’agit plutôt,
pourrait-on dire, d’une nation sans nationalisme, c’est-à-dire non fermée sur
sa propre force et grandeur, d’emblée destinée à une « responsabilité
supranationale » (j’emprunte ces mots et cette pensée à Martin Buber dans
son discours de 1921 intitulé « nationalisme »[7]).
Cela forme en tout cas une exclusion interne. Toute l’histoire des Juifs d’Europe,
des diverses formes de leur relégation sociale et de leur dénigrement moral
provient de la mutation initiale. En formant le sujet, ou en se formant comme
sujet, l’Europe l’a divisé en une part lumineuse et une part obscure, entre une
conquête du monde et un désarroi croissant devant cette conquête même.
Comme on le sait, Rousseau est la figure majeure de l’inflexion
de la raison en doute sur soi. Il n’est pas fortuit qu’il soit aussi un des
rares admirateurs de la longévité et de la constance du peuple juif à travers
tant d’âges et tant de causes possibles de désagrégation. Après lui, par le
procédé complexe sinon pervers qui organise toute cette histoire, on commencera
à désigner les Juifs comme les agents de la dégénérescence européenne.
L’antisémitisme est « historial » et « spirituel »
parce qu’il est congénital à une histoire qui en est venue à perdre son propre
sens ou sa propre raison, précipitant l’autonomie qui alimentait son énergie
dans le doute et l’affolement. Le Juif aura servi de bouc émissaire à tout ce
que, depuis longtemps, cette histoire ressentait ou du moins pressentait comme
son impasse. Il aura été chargé de toute la haine de soi que l’Europe ou l’Occident
modernes ne cessent de ruminer : haine de l’argent, haine du pouvoir,
haine de la démocratie, haine de la technique – toutes doublées, bien sûr, d’un
amour équivalent et pourtant forcément malheureux. Les Eglises chrétiennes ont
très souvent illustré cette ambivalence.
Dans l’histoire de l’Europe méditerranéenne, l’islam peut
servir de contre-épreuve : autant il est lié à l’histoire occidentale,
autant il s’en distingue par la distance qu’il a prise assez tôt par rapport à
l’entreprise de la rationalité européenne (même si bien plus tard il l’a
rejointe à sa manière). Or l’islam n’a pas connu l’antisémitisme, pas du moins
sur le mode chrétien-européen. Il n’en a pas fait un trait permanent ni une
hantise de son histoire. Seule la création de l’Etat d’Israël, sous les
auspices de l’Europe, a déclenché une hostilité systématique. Mais l’islam n’a
pas eu à s’affirmer contre une provenance. Il s’est comporté en successeur indépendant,
non en fils ou en frère cadet saisi de jalousie.
9.
Mutation
Il se produit souvent dans la paranoïa qu’une menace née
du soi se métamorphose en menace d’un autre – présent, visible et audible – qui
en veut à mes biens, à ma personne ou à mon image. Le sujet européen s’est
comporté en paranoïaque vis-à-vis d’Israël qui était un de ses pères ou son frère
aîné. Son soi exclut en soi ce qui de soi s’est retranché dans la conception inédite
– dite du Dieu unique – d’une hétéronomie choisie, décidée et responsable.
Mettre fin à cette exclusion ne pourra pas se faire sans une mutation considérable
de ce qui est entré dans l’histoire sous le nom d’Europe puis sous celui d’Occident
– lequel devient à son tour aujourd’hui le nom d’une exclusion de soi plus
large encore. De toutes parts en effet le sujet de la civilisation – ou du
progrès, de la technique, de la démocratie, de l’art, etc. – se rejette à
mesure qu’il se confirme dans l’avancée de sa puissance et de sa maîtrise. Tous
les jours l’humanité se traite d’insensée – soit qu’elle souffre de trop de
maux, d’injustices, d’humiliations, soit qu’elle échappe à toute mesure qui
pourrait être commune à tous en s’exposant par ses propres pouvoirs à une démesure
dont elle s’enivre pour le meilleur et pour le pire.
On pourrait croire qu’une telle amplification de l’autodestruction
va si loin au-delà de l’antisémitisme qu’elle le minimise, voire le voue à l’oubli.
Bien au contraire, c’est seulement en discernant l’enjeu « historial »
et « spirituel » d’une détestation qui accompagne le cours entier de
notre histoire que nous pourrons peut-être faire subir à ce cours une mutation
aussi profonde que celle d’où il a surgi.
[1] Transcendantal, dirais-je, si ce
terme aujourd’hui n’était le plus souvent compris de travers.
[2] Le rapport de cette intuition
avec l’ensemble de son œuvre et même de sa vie mériterait bien sûr, ailleurs,
une analyse.
[3] Il serait nécessaire de
s’arrêter sur le caractère en gros contemporain des phénomènes que signalent,
en Asie, les noms de Sidhdartha Gautama d’une part et de Lao Tseu de l’autre.
Il est inévitable de relever des analogies malgré des différences importantes.
On devrait aussi passer par le zoroastrisme, dont on connaît certains rapports
de filiation avec le christianisme à travers le manichéisme. Il est certain que
l’ensemble de ces phénomènes au cours du premier millénaire avant notre ère
indiquent un temps de transformation anthropologique pour une part non
négligeable de l’humanité. De manière analogue, il faudrait s’arrêter sur les
hypothèses historiques ou protohistoriques au sujet de la formation du peuple
Hébreu à partir de populations d’esclaves fuyant des empires en train de
s’effondrer. Tout cela excède les limites d’un bref essai.
[4] Pour me contenter de deux
références philosophiques contemporaines majeures, je rappelle que Adorno et
Steiner ont chacun bien discerné que le « monothéisme » a d’abord
constitué une intrusion peu supportable pour le monde méditerranéen. On
pourrait dire : l’intrusion en soi de l’exclusion de soi.
[5] Je ne m’arrête pas sur le fait
qu’à tous égards le christianisme reconstitue aussi tout un ensemble,
proprement religieux, de garanties, intercessions et protections divines ou
hagiologiques. Il se divisera lui-même à cet égard lors de la Réforme, autre
manière de diviser à nouveau le sujet, voire de le réinventer dans une
aggravation de son clivage interne. Par rapport à celle-ci, le judaïsme
apparaîtra moins sous le jour de l’exposition à l’appel que sous celui de la
méconnaissance du vrai message – méconnaissance assortie désormais d’un
caractère abominable, cynique, jouisseur et diabolique dont la fabrication
fantasmatique en dit long sur les diables qui grouillent chez le bon chrétien.
[6] Je ne peux pas m’arrêter au
parallèle contrasté qu’il faudrait faire, quant à l’antisémitisme, avec l’autre
entreprise dite « totalitaire » (le tout ici consistant surtout à
n’admettre aucune espèce de disparité, de contradiction ou
d’incompatibilité).
[7] C’est à partir de là qu’il
faudrait reprendre désormais les questions complexes et délicates qui se posent
autour de l’Etat d’Israël, à la genèse duquel – faut-il le rappeler ? –
l’antisémitisme n’a pas été étranger.
-->
CONTES ET LEGENDES D’EUROPE
Depuis
longtemps ont été compilés et publiés les récits mythologiques, les fables, les
histoires illustres recréées par les mémoires, les langues et les passions des
peuples. Peu d’entre eux sans doute n’ont pas aujourd’hui constitué un florilège
de ce qu’on rassemble sous la désignation de «contes et légendes» : ce qui
se raconte et ce qui est à lire ou à dire. Chacun de ces ensembles concerne un
peuple ou un groupe restreint de peuples, jamais l’ensemble d’un continent. L’Europe
n’est proprement ni un continent ni le territoire d’un groupe de peuples. Il y
a une Europe de chacun des points cardinaux et ce que désigne « l’Europe »
au singulier reste mal déterminé – qu’on veuille la considérer comme un objet,
comme un sujet ou comme un projet. Si on l’envisage en tant que noyau générateur
de l’Occident – notion pour sa part désormais presque complètement détachée des
peuples comme des territoires, notion par excellence déterritorialisée ou
surterritorialisée – on perd de vue ce qui pourrait être dit du noyau lui-même.
Peut-on se risquer à rassembler ce qui pourrait être à raconter et à lire de l’Europe
elle- même : ce qu’elle se raconte et s’écrit de manière plus ou moins
discrète sinon secrète ?
1
La jeune princesse ou la nymphe enlevée par
le taureau blanc sur la côte d’Asie tourne vers cette rive, d’où ses compagnes
la regardent désolées, un visage baigné de larmes.
Europe n’a jamais aimé devenir ce qu’elle
est. Son nom ne lui vient-il pas de l’Erèbe ? Le nom de la contrée n’est en effet pas de même
origine que le nom de la fille enlevée, même si celle-ci s’en va vers celle-là.
La fille est « celle qui voit au loin » (ou qui entend de loin), la
contrée est une région de ténèbres.
La première pleure car elle devine au loin
un ciel bas et lourd. C’est celui du couchant, de l’occident qui signifie la
chute du soleil, le maghreb. En
Akkadien on disait erebu, on dit ereb en hébreu.
Il y eut un ereb et il y eut un boqer. Premier jour. Il y a lumière et puis obscurité. C’est arabe, araméen, hébreu,
cananéen, kabyle, et bien d’autres encore. Bien avant encore il y avait *gharub
- l’obscurité - dans le rameau des langues
afro-asiatiques
De ce rameau greffé sur un autre – dit
indo-européen - vient notre eurolangue multiple, diffractée, plus tard mêlée d’autres
idiomes venus de plus loin. Mais cette langue donne l’orientation : l’ouest
et l’est, le coucher et le lever du soleil.
Certes, le mythe connaît une autre version.
Celle que retient Mallarmé :
Europe,
selon l’histoire connue, est la fille d’Agénor et de Téléphassa, et la sœur de
Cadmos (le Cadmus latin) et de Phœnix. Née en Phénicie, elle fut, dans sa première
jeunesse, conduite à Delphes, par Zeus, qui avait pris la forme d’un taureau
blanc. […] Ainsi ce nom d’Europe,
comme Euryphassa, Eurynome, et beaucoup d’autres, exprime le vaste
jaillissement de l’aurore, laquelle est ravie de l’Est à l’Ouest par Zeus
(Dyaus, le ciel).
Europe est par essence la contrée qui s’oriente : remarquez bien ce mot.
Il dit que ce qui fournit les repères, ce qui donne la direction se situe à l’Orient.
Non pas vers lui mais à partir de lui. Vers l’occident qui en latin signifie la
descente du soleil sur l’horizon. Le latin, sous diverses formes, fut langue
européenne pendant une bonne douzaine de siècles. Ainsi a-t-on traduit « occident »
en germanique : Abendland , pays
du soir.
On regarde donc d’abord vers le coucher. On
guette la descente, le déclin, la chute, la disparition. Au reste, celle qui
veut s’orienter n’a-t-elle pas forcément perdu l’Orient ?
Cette partie du monde se désigne comme un départ
vers une arrivée, peut-être une fin. Peut-être sa fin. Un jour tardif un Européen
dira que « nous autres civilisations nous savons que nous sommes mortelles ». Il voulait dire surtout que ce qui s’était
conçu comme la véritable civilisation de l’humanité se découvrait mortelle. C’était
entre les deux guerres dites mondiales. Tout se passe, nous dit la légende,
comme si l’Europe avait commencé dans une conscience de sa mortalité ou de son
obscurcissement.
Cette conscience n’exclut pas l’élan, la
puissance du taureau et sa séduction.
Mais la fille sur son échine n’en est pas moins affectée d’un sombre
pressentiment. A la puissance du dieu qui l’emporte elle sait qu’un grand
destin l’attend. Mais elle peut aussi redouter l’étreinte de la bête :
elle connaît l’histoire de Pasiphaé, dont elle est en train de contourner l’île
par le nord. S’il arrivait qu’à son tour elle mette au monde un monstre ?
Cependant pour commencer l’Occident chez
Gongora brille comme un autre Orient
C’était
la saison fleurie de l’année, pendant
laquelle
le taureau céleste, qui servit de
masque
pour l’enlèvement d’Europe, —
brillant
honneur du ciel, avec son front
décoré
par la demi-lune de ses cornes et sa
chevelure
qui se confond aux rayons du
soleil
2
Brillant
et ténébreux : rien de plus étrange que le destin de cette Océanide, une
parmi trois mille sœurs, enlevée d‘un bond de caprice brutal sur un coin de
rivage où nul encore n’était venu fonder ni science, ni cité, où l’on n’avait
souci ni d’Est ni d’Ouest, ni de s’élancer à travers la mer. A sa suite plus
tard viendront des nefs chargées d’archers et de savants, d’entrepreneurs, d’orateurs
et d’autres jeunes filles. Ils feront un monde là où tout était rude et
sauvage, un nouveau monde au milieu du monde : à partir de lui cela ne
cessera plus de faire du monde, du nouveau monde, un foisonnement mondial étourdi
de sa propre exubérance et touchant de toutes parts à ses confins, à sa
vieillesse aussi.
Il y a donc deux Europe ou plutôt il y a
deux personnes dans le même être. Appelons-les l’Océanide et la Vesprée. La
première est une des filles d’Océan et de Thétys, je nomme la seconde par cette
tombée du jour que Ronsard associe à la beauté fanée (allons voir si la rose a point perdu cette vesprée… ). Car le même Ronsard
parle aussi de la pauvre Europe à la fin
/ (qui) Baissant son front mélancholique
/ Par force fit voie au destin…
Les deux Europe se conjoignent en ceci, que
le soleil se couche sur l’océan. C’est là, dans la mer mêlée au soleil, que cet autre poète plus tard, qui depuis l’ivresse
américaine regrette l’Europe aux anciens
parapets, retrouvera l’éternité.
Or l’éternité, notion européenne s’il en est
dans sa tension vers l’impossible, recèle une ambivalence : elle est aussi
bien le temps suspendu que le temps éperdu. Elle contient le bon et le mauvais
infini. Celui qui brille dans l’ultime rayon du soleil couchant et celui qui dure éternellement dans l’Enfer de
Dante. Le point sublime ou la durée sans fin (où « fin » s’entend par
force en ses deux sens).
L’Europe est la région du temps. Sa région,
son règne, son régime et sa terre de naissance. Chronos est le dieu éponyme de
toutes nos chronométries, chronographies, chronologies, chronophagies :
nos savoirs, nos récits, nos mémoires, nos angoisses.
Le temps essentiellement s’échappe comme le
taureau instinctivement s’élance. Le soleil suit sa course avant de plonger au
loin, par-delà le jardin des Hespérides, filles du Couchant, au bord du détroit
du mont de Tariq.
D’un crépuscule à l’autre les jours se lèvent
et s’effacent. Toutes les contrées partagent ce rythme mais l’Europe en fait sa
substance. L’Océanide est lancée à son insu vers la Vesprée qui se saisira d’elle
lorsque le taureau se sera assoupi. Plus tard un Européen fera remarquer, en
anglais, qu’on ne peut pas être sûr que le soleil se lèvera demain. Nulle
science ne l’enseigne en effet, lui répond en allemand un autre philosophe,
sinon une science dont la forme a priori doit
être le temps. Le même affirmera aussi que l’Europe doit être cosmopolitique,
ce qui veut dire qu’elle doit se faire aussi vaste que le monde, se mondialiser
en cité de tous.
Non seulement l’Europe se dédouble entre
matin et soir, entre bon et mauvais infini, mais elle se dédouble entre
territoire et extraterritorialité, entre Sud et Nord, Est et Ouest. Elle s’étend,
se rétrécit, se modifie, elle devient, elle se fait et se défait, elle se métamorphose
– mais son être est incertain.
Avec
l‘Europe, dit Claudio Magris, il m‘arrive ce qui arrivait à Saint Augustin avec le temps : quand
on ne me demande pas ce que c’est, je le sais, mais quand on me demande de dire
ce que c’est, je ne le sais plus.
3
Le temps s’échappe. Tempus irreparabile fugit s’exclame Virgile en se plaignant de ne
pouvoir s’attarder à tout décrire. L’écrivain européen souffre de ne pouvoir
tout dire, tout rassembler : il est toujours en manque de temps. Il sait
pourtant aussi que cette échappée fait son écriture (la fait, la défait, la
refait). Cette soustraction à soi en soi forme aussi la nécessité de se
retourner pour tenter de se ressaisir – telle l’Océanide au visage tourné vers
l’Asie dont ses larmes déjà brouillent les contours.
Mnémosyne gouverne l’Europe dans une
recherche du temps perdu qui finit par se retrouver elle-même plutôt que ce qui
fut perdu. C’est à l’Hôtel de l’Europe que Proust est
descendu lors de son premier voyage à Venise. Dans cette ville ouverte sur l’Orient
et d’où partit Marco Polo se joue l’immémorial européen : la grande Asie
colossale et merveilleuse de laquelle on fait retour pour répandre en Occident
les images de ses fastes, de ses délices et de ses cruautés. Il n’y a pas à revenir vers elle, il faut plutôt la
gagner – en tous les sens du mot – et ses images d’or et de pourpre enflamment
le rêve héroïque et brutal des Conquérants du cubain Heredia.
(A l‘Hôtel de l’Europe – celui de Paris,
celui de Lyon (il y en a partout) – ont aussi logé Baudelaire, Flaubert et
Maupassant. Au moins. Michel Deguy
écrit Babel Tower et l’hôtel de l’Europe.
L’Europe est un hôtel ou bien cet hôtel reçoit toute l’Europe? dans un cas
ou dans l’autre, l’hôtel n’est pas une demeure, n’est pas un Heimat et ne sait comment le devenir ou
bien ne le souhaite pas. Elle est de passage. Ses hôtes s’efforcent de raconter
leur passage, en route chaque fois vers un Est, un Ouest, un Nord ou un Sud. Mais surtout un Ouest – sur l’axe
de l’entreprise – ou bien un Sud – vers les pays où fleurissent le citronnier
et l’oranger).
Oui à l’Ouest, bravant l’immense océan, on invente l’Amérique pour mieux s’emparer
de l’Asie. Les « Indes occidentales » donnent la formule du cercle
bouclé d’un retour à soi qui tourne vertigineusement sur lui-même.
L’Océanide ne revient pas sur la rive phénicienne.
Elle en rêve pendant que Vesprée la berce, mais le rêve lui-même s’enfuit avec
le jour. Reste l’anamnèse d’un immémorial, insoutenable ambition que l’Europe
se voue à soutenir.
Pas plus Europe n’aborde à une autre rive,
un rivage que le taureau laisse filer sous lui, pressé d’aller à l’océan :
Afrique, mère insoucieuse des courses effrénées des enfants qui l’ont quittée,
insoucieuse de temps et de mémoire, présence qui ne cesse de se présenter. A
quoi l’Europe ne comprend rien, puisqu’elle ne cesse de s’absenter.
Ni Asie, ni Afrique ne sont du temps d’Europe.
Leurs pulsations ne s’échappent pas. Elles se suivent et s’enchaînent comme
celles d’un cœur égal à lui-même : non dédoublé ni inquiet de soi. Mais l’Europe
connaît moins les pulsations que les pulsions. L’élan du taureau, la senteur
des fleurs qu’il a mâchées pour attirer la fille, la poussée, la plongée dans
la nuit. La fille peut regretter d’avoir été enlevée mais elle a désiré l’arôme
du taureau.
C’est là que temps a surgi, la pulsion du
temps qui se jette dans l’évanescence d’un parfum. La griserie, le temps
sans attente, qui manque toujours de temps et qui remâche incessamment les
fragrances du passé avec les effluves de l’avenir.
4
Jamais deux fois dans le même fleuve. Mais
les fleuves vont à la mer et la mer s’offre la même de chaque rive à toutes ses
rivales. Pourtant elle n’en est pas moins autre à soi, multiple, éclaboussée,
houle écumant dans le sillage du taureau et recueillant les rayons émoussés du
soleil.
Héraclite et Parménide se rejoignent comme
la mer qui les sépare et qui se mêle à soi en s’échappant au sein d’elle-même, de délires douée aux pieds d’un cimetière
marin.
Il y a une folie d’Europe la Double. Il y a
une schize et une crise, un trouble permanent, l’agitation tempêtueuse ou frénétique
d’un peuple Océan à la Hugo.
L’Océanide se mêle à la Vesprée dans les
houles et dans les nuées ensanglantées du soir. Le Grand Soir devait être celui après lequel se lèverait l’aube d’un
autre monde. Le peuple d’Europe, du fond des mines et des usines, sentait qu’il
lui fallait renverser en monde nouveau le nouveau monde qu’elle avait toujours été
mais dont la nouveauté effrénée insultait le sens même de son progrès et la
justice exigible pour les citoyens de la civilisation. Révolution se révèle avoir toujours été le secret nom de baptême
de l’Europe.
Elle était née dans les révoltes d’esclaves
et dans les tourments de philosophes affligés de n’avoir prise sur aucun destin
et qui rencontrèrent ces autres esclaves que Pharaon avait laissé partir. Depuis
longtemps sans doute un spectre hantait l’Europe
et peut-être ce spectre est-il celui de l’Europe elle-même : fantôme
de l’Océanide errant à travers les confins agités de la Vesprée ? esprit
de ce qui ne cesse de se perdre dans sa propre promesse ? Au fond, le spectre c’est l’avenir, il est
toujours à venir (Derrida). Pharaon, lui, est passé pour toujours. C’est d’ailleurs
avec son épuisement – une fois dans la Mer Rouge, une fois dans Cléopâtre – que
l’Europe a commencé, dans les eaux bouillonnantes du Golfe Arabique et dans
celles de la bataille d’ Actium.
Qui aurait pu marcher au-dessus de ces vagues
tumultueuses ? Qui se soustraire à la désorientation et à l’échappée du
temps ? Il est venu, celui-là, marcher sur les eaux de Tibériade, où ses
disciples l’ont pris pour un fantôme…
Il est venu à point pour que du pandémonium
romain surgisse un homme nouveau. Il ne venait pas de la mer mais du désert. Le
désert n’est pas une contrée ni une région : c’est un dehors, là où se
trouve et se perd l’inconnu. C’est une autre configuration du double infini. Il
vient dans le temps hors du temps. Il touche à l’Afrique et à l’Asie sans se mêler
à elle.
Il est Juif et Romain : deux façons de
se délier du temps : en l’ignorant ou en le défiant. Par la permanence ou
par la pérennité. Entre les deux il peut se trouver un accord ou se produire un
discord. Il s’est produit un choc – d’où est sortie l’histoire européenne.
Ce fut un spasme, une mutation et une
redistribution. La pulsion conquérante du temps et la pulsation d’un cœur
intemporel. Jusque-là les siècles se succédaient en se remplaçant. Désormais
ils s’enchaînent, s’engendrent, se poussent en avant dans un élan qui mêle le
progrès et l’eschatologie, l’un par l’autre et l’un pour l’autre.
L’Océanide et la
Vesprée confondent leurs figures dans l’infigurable promesse d’un
accomplissement infini de l’homme qui passe
infiniment l’homme. Aussi était-il inconcevable
à lui-même sans le secours de la foi (Contrariétés
XIV).
Cet inconcevable se conçoit pourtant comme maître et possesseur de la nature et de
là peu s’en faut qu’il ne se substitue à Dieu. Peu, ou rien, puisque Dieu finit
par mourir d’une mort aussi européenne que le fut sa naissance. Mais ce maître
conçoit aussi son inconcevabilité et derechef ainsi se passe, dépasse et trépasse
infiniment : la nuit occidentale se fait nuit mystique – à moins qu’elle
ne se transforme en boîte de nuit d’un transhumanisme braillard.
C’est pourtant Dante Alighieri, le penseur
de la provenance impériale de l’Europe, qui a d’abord parlé de trasumanar : ce transport, cette
transcendance et cette transe ont-ils été perdus – et l’Europe avec ? ou
bien tout cela reste-t-il à trouver ? infiniment ?
5
En vérité tout se perd et tout se trouve
dans l’espace européen. Il est d’essence et de structure double, de toutes
parts ouvert sur des dehors : mer et océan, mer et fleuves, mer et terre,
mer et désert.
Et celui venu du désert pour marcher sur les
eaux est double lui aussi. Il est Juif et Juif : Jésus, bonne nouvelle,
paix, lis des champs, Judas, trente deniers, fourberie, cornes de sabbat. D’emblée
l’un renie l’autre, c’est-à-dire que le premier chasse le second de son ekklesia, persuadé qu’il est un faux frère
ou bien lui refusant son droit d’aînesse. Le Juif devient errant à travers l’Europe,
soumis à la question, chargé des basses œuvres et pour finir vermine et comme
tel gazé.
En se divisant entre Christ et Christ, entre
Messie venu et Messie en venue, la chrétienté se divisait déjà d’elle-même. Europe ou la chrétienté ne peut se dire
que d’une chrétienté une et c’est bien ainsi que l’entend Novalis. Seule cette
unité peut préserver le sens des choses
invisibles que menace de gâter la civilisation (Kultur). Sa division se nomme pour Hegel malheur de la conscience.
De fait l’Europe heureuse d’elle-même se
joue entre le Scipion de Pétrarque, figure altière de la domination de l’Afrique,
et le Tristram de Sterne dont l’humour est si communicatif qu’il a suffi d’écrire
une lettre à « Tristram, Europe »
pour qu’elle parvienne à l’écrivain.
Mais entre temps la chrétienté s’est divisée d’elle-même : d’un côté la
présence réelle, de l’autre la grâce jamais assurée d’être présente. Guerre des
religions, religions de guerre : il faut gagner le monde à la vraie foi.
Mais de part et d’autre on civilise autant, on capitalise, on commercialise, on
monarchise – enfin on socialise. La foi véritable devient industrielle. Il ne s’agit
plus de présence ni d’absence mais d’efficience. Laquelle s’oppose à l’ineffectivité
d’une rêverie de l’unité pure.
Europe devient alors précisément le nom d’une
unité non plus perdue ou déchirée mais désirable et réalisable. Si elle forme
pour Hegel la fin de l’histoire – au
sens non de son but mais de son achèvement – c’est qu’en elle le réel est devient sans reste rationnel.
On y perd, ajoute-t-il, les couleurs de
la vie et c’est le gris du soir dans lequel s’envole l’oiseau de Minerve.
Dans cette tombée du jour s’effacent toutes les figures avec leurs teintes,
leurs reliefs et leurs voix : Océanide, Jésus, Judas, Scipion, Tristram et
Vesprée elle-même.
C’est ce qu’on a nommé «la Renaissance»
comme si l’Europe ne pouvait avancer et devenir elle-même qu’en se faisant renaître
d’un passé qui aurait été déjà anticipé son avenir.
«
Je viens d’apprendre que les sciences philosophiques sont en grande faveur au
pays de Rome et sur la rive nord voisine du pays des Francs. On m’assure qu’on
les étudie de nouveau et qu’on les enseigne dans de nombreux cours. Il y aurait
de très nombreux traités de ces sciences, beaucoup de gens pour les connaître
et d’étudiants pour les apprendre » (Ibn Khaldoun)
6
Les figures cèdent au concept : l’européen
s’est fait sujet d’une propriété nommée humanitas
dont le sens est le même que « civilisation »
ou « culture ». Comme beaucoup de tribus avant elle, l’Europe se
nomme « les hommes » mais cette fois ce n’est pas pour signifier que
les autres sont autres qu’hommes : c’est pour dire qu’ils sont hommes en
friche, ni cultivés, ni formés, ni affinés. Cela se lit de manière exemplaire en
1458 dans le De Europa de Aenea
Silvio Piccolomini, le premier à parler des europei
homines là où auparavant on avait – rarement – parlé des Europenses. Il exerçait aussi la
fonction de pape sous le nom de Pie, deuxième du nom.
Trois siècles plus tard l’enfant de huguenots
Jean-Jacques Rousseau écrit:
«
Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même ;
il n’y a que des Européens. […] Peu leur importe à quel maître ils obéissent,
de quel Etat ils suivent les lois ; pourvu qu’ils trouvent de l’argent à
voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays. »
Rousseau trouvera longtemps – toujours sans
doute – son écho :
«
Chateaubriand, Goethe, Byron, Tolstoï... sont
toujours de grands écrivains de l'Europe parce que chacun d'eux s'inspira du génie de son pays. » (De
Gaulle)
C’est déjà du temps de Rousseau ce que Hegel
nommera la grisaille et qui colorera – bien que toute l’Europe ait d’abord frémi
avec Rousseau – l’agrégation des pays d’Europe jugée nécessaire par Napoléon et
la mise en commun du charbon, de l’acier,
d’une banque et d’une commission. Le « s’échapper » du temps a été
converti en « se produire ». Le trait constant est le réfléchi :
il s’agit de se faire et pour cela de
faire avant tout. L’Europe qui se rapportait à soi sans y penser par l’effet de
ses divisions, disparités et dispositions (Europe des clercs des savants, des
peintres et des musiciens) se trouve obligée de se chercher lorsqu’elle se conçoit
obligée de se produire, de se penser et de se désigner comme une entité propre
et une totalité autonome.
Lorsqu’on
parle aujourd’hui de civilisation occidentale, ce n’est pas tel pays en
particulier mais l’Europe entière qu’il s’agit de considérer.
(Gide)
Mais si Europe s’est toujours plus ou moins
silencieusement comprise comme une entreprise infinie, voire comme l’entreprise
même de l’infini, alors la production de sa propre unité - vérité, essence, substance ou sujet –
ne peut être qu’infinie elle-même. Et donc exposée, toujours à nouveau, à la
duplicité de l’infini : l’acte ou bien l’énumération, l’éternité ou bien
le temps.
Or qu’elle se conçoive selon l’infini ne
fait aucun doute puisque c‘est justement au point de sa crise – nommée en même
temps par Valéry et par Husserl – qu’elle le déclare le plus expressément. Il s’agit
de «la perte de devenir pour l’humanité
finie dans le mouvement par lequel elle devient l’humanité des tâches infinies » : Husserl, comme le
dit Granel « écrit cela sans trembler ». Il faut ne pas trembler, en effet, pour diviser l’humanité en
deux et substituer à la première
une autre. Pascal dit que c’est l’homme, le même, qui se passe infiniment. Il
ne dit pas que l’un se passerait de l’autre.
L’Europe s’est crue destinée à se passer du
reste du monde, mais à s’en passer en s’installant partout. En faisant Europe
de tout territoire qui conviendrait à ses désirs, à ses curiosités, à ses intérêts,
à ses passions.
La colonie n’est pas d’abord la contrée mais le groupe qui
vient s’y établir et qui y transfère en quelque façon son appartenance. Ce qui
peut s’entendre comme la création d’une appartenance inédite : ce fut le
cas de tant de colons antiques, grecs, romains, francs ou wisigoths, juifs
ou arabes qui lentement façonnaient
et modelaient les contrées du couchant, chacun à sa façon. Mais lorsque les
colons portent l’universel dans leurs chariots ou sur leurs bateaux, la greffe
doit se faire à sens unique : c’est la civilisation qui débarque. Ce sont
aussi ses mousquets, ses prêtres, ses entrepreneurs.
La
civilisation renouvelle les invasions primitives dont elle inverse le
mouvement. (Valéry)
Partout l’Europe prend ce qui doit venir
alimenter la croissance de l’universel qu’elle est et qu’elle devient. Et tout
se retourne jusqu’à faire écrire à Frantz Fanon : l’Europe est littéralement la création du
tiers-monde.
…en tout cas il
est certain qu’Europe n’aura pas cessé de venir d’ailleurs, de partir ailleurs,
de prendre ailleurs ou d’être prise. Dostoievski annonçait une Europe russe mais qui n’a pas rêvé d’une
Europe rebaptisée, refondée, arrachée à la multiplicité et à l’indécidabilité qui
l’engendrent, qui la structurent et qui l’angoissent ?
Ainsi l’Europe n’a-t-elle pas cessé de s’avertir
elle-même des risques que ses rêves ou au contraire son confort pouvaient lui
faire courir. Il a toujours fallu qu’elle s’explique sur elle-même, comme le
fait Lamartine dans son Manifeste à l’Europe,
ou bien qu’elle se mette en garde contre elle-même comme le fait Thomas
Mann dans son Avertissement à l’Europe.
La
dynastie emporte avec elle ce danger de guerre qu’elle avait suscité pour l’Europe
par l’ambition toute personnelle de ses alliances de
famille »
…………………………………………..
L’humanisme
européen est-il devenu incapable d’une résurrection qui rendrait à ses
principes leur valeur de combat ? S’il n’est plus capable de prendre conscience
de lui-même, de se préparer à la lutte dans un renouveau de ses forces vitales,
alors il périra et avec lui l’Europe, dont le nom ne sera plus qu’une
expression purement géographique et historique. Et il ne nous restera plus qu’à
chercher dès maintenant un refuge hors du temps et de l’espace.
7
Il est un lieu sans doute où cette angoisse
se montre, se représente et en se disant se renouvelle et se surmonte en même
temps. Ce lieu peut être nommé la littérature.
Martin Walser a déclaré : La littérature
a toujours déjà été européenne. On l’a moqué et critiqué pour cette phrase.
Mais elle veut dire que s’il y a littérature, où que ce soit, il y a de l’Europe,
fût-elle bien cachée. Le début du Dit du Genji
ressemble étrangement à celui du Quichotte :
même feinte d’ignorer soit le temps, soit le lieu, et même façon de signaler
que cette feinte d’une feinte ouvre la vérité de la fiction. C’est-à-dire de ce
qui désire et qui dit son désir au nom d’aucun détenteur du Vrai, d’aucun prophète
d’une autorité sacrée, d’aucun dépôt préalable de gages d’authenticité. C’est
donc bien l’affaire – au Japon du XIIe siècle ou dans l’Espagne du XVIe – de la
double nymphe, de son échappée incessante et de son effort renouvelé vers
elle-même.
L’Hôtel
de l’Europe est cet hôtel où l’écrivain, notant son
passage, note aussi celui des nymphes, de toutes les nymphes et autres figures
toujours fugitives de la course de l’aube à la nuit. Quichotte, figure
exemplaire de la littérature européenne, figure de la folie et de la vérité de
celui qui se prend pour une figure, figure du héros qui dans sa propre histoire
trouve sa propre vie racontée dans un livre. Ou bien Frankenstein dont Mary
Shelley précise d’emblée qu’il n’est pas un sauvage sorti des îles mais bel et
bien un Européen. Ou bien la Cacanie
de Musil, située en plein cœur de l’Europe.
L’Europe est là partout où il y a trouble de
la personnalité, inquiétude, manque à sa place et désir de s’identifier – mais
d’une identité infinie, plurielle voire disséminée et affolée.
Toutes les contrées ont leurs légendes mais
l’Europe doit se faire sa propre légende. Peut-être même n’existe-t-elle que
pour autant qu’elle se légende. Rien d’autre ne lui est donné qu’une
incertitude ou une surabondance d’identité ou d’ipseité. Elle existe en se
racontant et au besoin en déclarant que l’histoire – sa propre histoire – est un récit plein de bruit et de fureur raconté
par un idiot. Cette histoire
semble bien être celle de l’Europe comme on le voit par exemple à la façon dont
se présente le bouffon : Jack
Falstaff pour mes compagnons, John pour mes frères et sœurs et Sir John pour
toute l’Europe.
L’Europe se désole ou se moque d’elle-même
autant qu’elle s’exalte de sa destinée, mais c’est toujours dans ses livres qu’elle
devient elle-même. L’Europe vit encore en
une trentaine de livres très vieux. Jamais vieillis. (Nietzsche).
Ses livres, ses musiques – L’Europe galante de Campra (« l’Amour
a dans l’Europe une nouvelle gloire, etc. ») ou Manu Chao à Europavox (« Honte à l’Europe qui
ferme ses frontières, etc. ») ou ses tableaux – Le pont de l’Europe de Caillebotte, L’Europe après la pluie de Max Ernst – voire ses cuisines, ses
parfums, ses modes et ses paysages : tous ses systèmes de signes font mosaïque
ou macédoine, polyphonie ou centon bariolé, mélange ou mêlée d’unité toujours
fuyante, toujours à venir, toujours impossible.
La littérature est européenne autant que l’Europe
est littéraire : en quelque partie du monde que se trace une écriture qui
ne recopie pas un livre de Dieu ou de la Nature il s’agit d’eurécriture. Elle
peut écrire un roman africain, un haiku ou
un commentaire midrashique, elle se trouve toujours au milieu d’une forêt obscure affrontée à des animaux sauvages à
moins qu’elle ne fustige « la faillite de tout à cause de tous »
comme fait Alvaro de Campos en adressant son Ultimatum à l’Europe.
Il lui arrive de se grandiloquer, comme chez
Verhaeren,
O
ces héros d’Europe armés de projets clairs,
Actifs
dans le triomphe, adroits dans les revers,
Cerveaux
dominateurs de forfaits et de crimes,
Mains
agrafant l’espoir à la force unanime.
Mais il lui arrive plus souvent de se rêver
en s’invitant au voyage :
Il
est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec
une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on
pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude
et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et
opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.
Il lui arrive aussi de se parcourir en tous
sens avec Wilhelm de Kostrowitsky qui transforme la vesprée et les pétales chus
en aube électrisée.
La
veilleuse est consumée
Sur
la robe ont chu des pétales
Deux
anneaux près des sandales
Au
soleil se sont allumés
Mais
tes cheveux sont le trolley
A
travers l’Europe vêtue de petits
Feux
multicolores.
Car enfin n’est-il pas écrit dans le Divan oriental-occidental:
Le
Poète: Le soleil est couché mais à l’occident le ciel brille toujours. Je
voudrais savoir combien de temps encore durera ce reflet doré. - ?
Jean-Luc Nancy
INAPPARENTE
APARITION
A
propos de l’art, deux dispositions contraires nous sollicitent aujourd’hui. D’une
part la vérité de l’art ou bien l’art comme vérité (les deux se recouvrent)
exige qu’il s’agisse dans les œuvres d’une apparition du vrai, d’autre part nous sommes aujourd’hui
convaincus que la vérité est ou bien hors d’atteinte ou bien terrible,
monstrueuse et désespérante.
Nietzsche a été le premier à affirmer « La
vérité est laide. Nous avons l’art afin de ne pas nous effondrer par la vérité. »
D’une certaine façon, Freud le prolonge en déclarant que les organes sexuels ne
sont jamais considérés comme beaux et que c’est pourtant du désir de voir (ou
de jouir de la vue, Schaulust) que
procède la disposition esthétique. Attirance par une vérité innommable ou
insoutenable et protection contre le
naufrage qu’elle annonce… voilà en quelque sorte la situation de l’homme
moderne. Que la vérité soit un abîme désolant parce que tout ce qui nous est présenté
se décompose en apparences vaines (en clinquant de marchandise) ou bien parce
que le sens nous échappe comme il le fait à travers le sexe (pourquoi jouir ?
pourquoi se reproduire ?) le résultat est toujours une vanité de l’art.
Vanité de l’apparence contre vérité de l’apparition…
Cette vanité, Pascal l’épinglait déjà et
peut-être même faut-il en chercher l’origine dans la grande rupture avec le
paraître qu’a constitué l’ouverture de et à l’infini que constitue la mutation
philosophique et monothéologique du monde occidental. C’est à partir de là que
se joue le jeu cruel des apparences… Aussi bien ce qu’on nomme « monothéisme »
repose-t-il en fait sur l’a-théisme d’une non-apparition foncière du « dieu ».
La condamnation des « idoles » (et peut-on ajouter la promotion corrélative
des « Idées ») change de fond en comble le statut de l’art. La mimesis grecque est le régime double
selon lequel à la fois le vrai se produit lui-même et apparaît comme beauté, d’une
part, tandis que d’autre part l’apparence est toujours au bord de tromper et de
dérober en fait l’apparaître.
La
guerre des iconoclastes et des iconodoules n’avait rien de contingent :
pour ne pas être iconoclaste, il fallait sérieusement compliquer la théologie.
L’islam n’a pas sans raisons profondes observé à la lettre l’interdit de la
représentation. Ce qui ne l’a pas empêché de développer un art propre dont une
forme majeure – que nous avons nommée «arabesque » – témoigne bel et bien d’une apparition
ou d’une parution qui n’est l’apparence de rien.
Pour
l’esprit chrétien puis européen, dans ces conditions on pourrait dire que l’art
perd ses conditions de possibilités. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle
Heidegger éprouve le besoin d’affirmer l’art comme « mise en œuvre de la vérité » :
il faut comprendre que la vérité n’est ce qu’elle est – c’est-à-dire pour
Heidegger dévoilement du voilement même de l’être de l’étant, en d’autres
termes, apparition de ceci que le « fond » n’apparaît pas (par conséquent,
récusation de toute espèce d’apparence) – que dans la mesure où elle est œuvrée,
effectuée (il faut entendre l’allemand Werk
, œuvre, et wirklich , effectif,
réel, réalisé). Je laisse ici volontairement de côté cet autre aspect de la même
pensée qui envisage le rapport essentiel des œuvres aux peuples dans leur
destin. C’est une autre affaire. On peut dire que Heidegger s’efforce de sauver
ce dont Adorno constate la débâcle dans le monde des apparences marchandes.
***
Il
reste que l’un et l’autre, Heidegger et Adorno (et Nietzsche avec eux, et Freud
aussi) restent en quelque sorte chacun à sa manière saisis par une irréductibilité
de l’art. De même est-il manifeste que l’islam en est saisi (et le judaïsme
lui-même, d’une façon plus compliquée dont n ne pet s’occuper maintenant).
On peut en effet adopter tous les points
de vue, pratiquer tous les abords possibles : il y a une obstination, une
ténacité du geste artistique qui excède toute réduction aussi bien que toute
emphase transfiguratrice. J’essaie de me tenir au plus près de cette ténacité,
qui est celle d’une exigence sensible de pénétration. L’art insiste comme une
demande, une exigence de pénétrer dans le sensible et par lui jusqu’à une région
où le sensible se dépasserait.
Nous ne pouvons pas sentir sans éprouver
que ce sentir, notre sentir, notre « être sensible », « sensitif »
ou « sensoriel » sent son propre excès. Il nous semble,
ordinairement, que nous sentons d’abord (voire uniquement) pour recueillir les
informations nécessaires à notre conduite, et il nous semble qu’il en va de même
de tous les êtres qui sentent. Cela est indéniable mais il n’est pas moins indéniable
que l’existence du sentir se fait elle-même ressentir comme existence, justement, c’est-à-dire comme
autre chose que « stance », position, stabilité.
J’existe,
je sens. Je sens que j’existe sentant. Le « je suis, j’existe » de
Descartes n’est ni un concept ni une sensation, mais c’est une évidence qui s’éprouve.
Elle s’éprouve parce qu’elle s’apparaît à elle-même. Elle vient de son dire à
elle-même, elle bouge et se déplace, elle bondit même de soi à soi. Sans porter
aucune apparence : ce n’est ni mon portrait, ni ma voix. Mais « je »
m’apparais existant, c’est-à-dire en mouvement – ex – de moi à moi. Un dehors s’ouvre
en guise de dedans.
Qu’est-ce
qui frappe avant tout dans les peintures des grottes préhistoriques ? C’est
le mouvement. C’est même l’extraordinaire réussite de mouvements délicats –
course, bondissement, et regards, retroussements de babines…voyez les lions de
Chauvet et l’espèce de chronophotographie que compose leurs surimpressions. Le
mouvement n’est pas seulement le déplacement spatial, il est la transformation,
la modulation, la variation, c’est-à-dire les propriétés élémentaires de toute
forme de sensibilité. Le sensible mobilise les différences. Qu’est-ce qu’une
couleur ? Un son ? Instantanément, ce sont cent colorations, cent ou
mille sonorités. Je n’ai pas besoin d’en dire plus : le sensible tient aux
différences, il se joue en elles, par elles, mieux il est leur jeu et ce jeu
est aussi celui de notre rapport au monde et à nous-mêmes en lui et par lui.
Un
peintre préhistorique est un Descartes qui trace « je suis » dans une
patte de cheval. Il joue le jeu de la différence entre lui et lui comme différence
entre le cheval et lui, le cheval et le lion, la course et le repos, l’ocre du
pigment et le beige de la paroi…
Ce
jeu demande à s’exercer. En s’exerçant il rencontre aussi la différence entre d’une
part ce qui capte et entretient sa demande, d’autre part ce qui la heurte et la
déçoit. Les artistes ont toujours affronté la déception et la blessure d’une
sensibilité heurtée, désaccordée, blessée. Toujours l’intensité sensible s’est
connue comme exposition à sa propre fragilité. La vérité, c’est aussi l’extrême
délicatesse de l’apparition. C’est sa dérobade dans l’impalpable ou son échec
dans l’écrasement, l’étouffement, la saturation ou la déchirure : car le
sensible est tissé, traversé ou bordé de toutes ces menaces. La différence est à
ce prix, et ce prix on peut être sûr que tous les artistes de tous les arts l’ont
toujours payé. Toute la difficulté et en quelque sorte l’ « improbabilité »
du « grand art » tient à ce risque énorme du geste qui doit passer
entre l’échec et la complaisance.
***
Mais notre sort aujourd’hui semble de ne
plus connaître d’autre geste que le geste tendu qui s’épuise lui-même et se déchire
contre un sensible lui-même violent et violenté, violent parce que violenté. Il
est en effet violenté par le fait qu’il est ou qu’il nous paraît soumis à des
forces exorbitantes qui sont celles de toutes nos interventions, exploitations,
élaborations au terme desquels nous obtenons un monde d’objets dont les caractères
sensibles sont d’abord ceux que leur ont conféré des opérations non destinées à
en faire des œuvres, mais des instruments, des appareils, des engins. L’engin
est l’opposé de l’œuvre : il relève de l’ingéniosité, de la machination
que trame un désir de maîtrise et d’usage. Mais le désir du jeu infini des différences
ne sert à rien et ne maîtrise rien.
Voilà
ce qu’il est en effet difficile de contester : l’art a perdu son service,
ou son office. Un « office » c’est une fonction liée à une hiérarchie,
au sens premier du mot, à une sacralité originaire ou à une souveraineté
sainte. C’est un mot de la même famille que « œuvre », la famille de Ops qui fut déesse de l’abondance, de la
prospérité et de la fécondité. L’office de l’art consiste ou consistait à
honorer, célébrer, former l’abondance, la profusion sensible d’un « corps
inspiré » ou bien par un « corps inspiré » si je m’autorise à
reprendre cette formule. Si le corps n’est plus inspiré, c’est-à-dire aspiré
par et vers des formes et des intensités nouvelles, c’est que se présentent à
lui des objets, des lieux, des pratiques qui ouvrent moins sur une profusion de
sens que sur une pléthore de fonctions. Ou encore en d’autres termes :
moins sur des finalités sans fin que sur des fins indéfiniment converties en
moyens d’autres fins à leur tour converties en moyens…
Il n’est
plus question d’une apparition qui serait celle d’un jeu – au sens de l’écartement
et du mouvement gratuit des différences. Jeu des couleurs, des sons ou des
mots.
Ou
plutôt le jeu des différences se joue pour lui-même, dans une prolifération de
formes, couleurs, éclats, effets, prouesses, profusion d’aspects, de facettes,
de ressources qui ou bien se complaisent dans leurs réussites – encore une
fois, corps fonctionnel, non inspiré – ou bien, très souvent, il propose un
message : il dénonce la sauvagerie du monde, voire en même temps la vanité
de l’art.
Donc
ou bien il y a une finalité fonctionnelle, ou bien il y a une finalité morale
ou politique.
Or si
l’art est bien défini comme cette finalité sans fin dont Adorno salue encore la
justesse, c’est exactement à rebours d’une finalité courant indéfiniment vers
de nouvelles fins. Car la finalité fonctionnelle et la finalité politique ont
ceci en commun qu’elles sont destinées à se poursuivre indéfiniment – selon le
mauvais infini de ce qui doit et qui peut toujours aller plus loin. La finalité
sans fin forme bien plutôt l’infini actuel (et non potentiel) d’une suspension
de l’intention, du projet ou de la visée – je dirais volontiers, c’est la
vision sans visée.
Alors
il ne s’agit plus d’apparences mais de l’apparition sans apparences.
Ce
qui apparaît n’est pas une apparence de ceci ou de cela – ni comme représentation,
ni même comme qualité sensible (un rouge vermillon ou bien un fa dièse) – mais
c’est une suspension de la visée d’un réel sous les apparences. C’est une venue
en présence de l’apparaître comme tel.
Or ce
qu’on appelle « la beauté » n’a sans doute jamais désigné autre chose
que cela : l’apparition en tant que telle. Qu’une courbe s’incurve. Qu’un
rouge rougisse. Qu’un timbre vibre et sonne selon ses propriétés – qui pourtant
ne sont pas données hors de lui.
***
Lorsque
l’attente ou l’accueil du pur paraître se brouille ou se relance indéfiniment,
il n’est pas étonnant que la vision ou l’audition ne puissent plus œuvrer selon
la suspension. On ne peut plus s’adonner à l’admiration ou à l’adoration de la
beauté, ces motifs ou ces idées se trouvent au contraire corrompues, dégradées
ou du moins déplacées. Le geste est dépouillé de sa valeur de suspens, celle
que traduit la forme esquissée, la couleur mélangée, le son effilé. Il se
trouve comme seul avec lui-même et avec toute la batterie de ses moyens et
instruments, ses caméras, ses ordinateurs, et aucune autre issue que de tourner
sa Schaulust en autoexposition, en
exhibition d’un corps qui ne se porte plus au dehors car il n’a pas de dehors à
la pléthore des fonctions.
On
exploite l’apparition, on veut la faire chatoyer, bouillonner, foisonner ou
bien s’exciter et s’emballer. Cela
devient spectacle, exploit, chatouillement des nerfs. La musique
symphonique du XIXe siècle ou bien la peinture romantique peuvent facilement
tomber dans cette confusion de l’apparaître avec des apparences.
C’est
la raison pour laquelle Rimbaud a dû injurier la Beauté avant de pouvoir à
nouveau la reconnaître.
Aujourd’hui
comme hier la prouesse technique peut toujours détourner de l’apparition en son
inapparence pour étaler des surenchères d’apparence.
Et la
surenchère d’apparence oublie et recouvre la distance qui est nécessaire pour
laisser l’apparition paraître – en tant que telle, inapparente. Cette distance
respecte l’autonomie de la finalité sans fin.
L’art
présente toujours ses formes dans la distance : la distance de leur
formation, la distance de leur autonomie. Je pense volontiers que si beaucoup
de gens ne lisent pas Proust ni n’écoutent Ligeti, beaucoup en revanche ont le
sens de la distance dont je parle. Ils sentent qu’il y a des formes autonomes
qui font des signes, des signaux. Et à travers cette distance passent si je
peux dire des traces de signaux, des indications ou des incitations à des
marques de reconnaissance, à des repères d’existence commune – car l’existence
commune doit s’apparaître à elle-même. Ce sont par exemple des accents, des façons
de se vêtir et de se nourrir, d’être courtois ou de faire sa cour, etc. – ce
sont des refrains, des parfums, des bijoux, des coiffures.
Le « grand art » n’exclut absolument pas tous ces
arts et ces artisanats mineurs. Au contraire, vous voyez comment aujourd’hui se
déclarent toutes sortes de formes, de signaux, de suggestions d’une simple
apparition. Il ne s’agit que de poser une marque, une trace, même un vestige :
ce sont tatouages, vêtements, coiffures, street art de toute espèce, façons de
dire, emoticones, gestes, accents…
Bien sûr la surcharge menace, et le spectacle. Mais il peut
aussi s’agir de simples signaux d’apparition.
Non seulement le « grand »
art ne les exclut pas mais il en reçoit des signaux. Je ne veux pas parler des
récupérations marchandes ni des Mickey en or soclés dans des galeries. Je veux
plutôt parler de signaux discrets – une touche, une inflexion – à quoi nous
savons tous très bien, au fond, reconnaître la suggestion propre du beau :
un signe de rien, pas même un signe ou bien qui ne signifie rien d’autre que
son apparition.
Donc aussi sa disparition. C’est là
pour disparaître ou mieux pour désapparaître. Ca tremble toujours – une note,
une touche, un battement. Il faudrait le faire sentir par des exemples, ce
serait trop long. Pourtant cela ne fait sens qu’à même une œuvre et sa matière.
Je terminerai donc avec un très bref passage d’un poème de Pasolini. Ecoutez-le
et jugez si cela est fait pour rester, s’installer et proliférer ou bien pour s’en
aller, s’amenuiser et disparaître en somme dans sa propre
apparition, tout comme la mémoire du poète se perd ici
dans sa propre nuit antérieure.
Il y a mille
siècles
au printemps
s’allumait l’herbe sous nos pieds qui
couraient
vite
ici à
Casarsa entre les zones éblouies
Jean-Luc Nancy
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