lunedì 22 gennaio 2018

Per conoscere Jean-Luc Nancy

grazie a Roberto Borghesi siamo lieti di proporre ai navigatori questi pensieri del grande filosofo Jean-Luc Nancy


L’ESPRIT DE LA LUTTE DES CLASSES

En un premier sens la lutte des classes est aussi vieille que l’humanité. Nul doute qu’il y ait toujours eu des appropriations violentes, des accaparations sournoises, des exploitations et des dominations. On en trouve quelques traces dans la préhistoire et l’histoire la plus ancienne ne manque pas de récits de domination, de spoliation, de confiscation, de contrainte et d’asservissement – non moins que de révolte, d’insubordination, d’insurrection.
En ce sens, l’appropriation – ou l’enrichissement – qui est en jeu croit pouvoir se réclamer d’un ordre sacré ou naturel: le seigneur l’est par lignage ou par élection divine. En même temps, sa richesse consonne avec sa noblesse: elle en est le signe. Tout se passe dans un régime de reproduction des castes et de leurs biens.
La lutte des classes en son sens déterminé commence lorsque la richesse est dépouillée de sa noblesse pour devenir moins une fin en soi qu’un moyen investi dans un processus de production. Comme son nom l’indique, la production ne reproduit pas mais invente, fabrique, crée: elle suscite des fins pour lesquelles elle produit des moyens. Par exemple, la vitesse. Mais ces fins sont aussi des moyens pour un accroissement indéfini: plus de vitesse et plus de richesse. Mais aussi plus de concentration de cette richesse qui devient elle-même une fin infinie.
Les classes naissent dans ce contexte. Au lieu de correspondre à des places sociales déterminées par la nature ou par les dieux les «classes» sont elles-mêmes produites par la société qui répartit les places en les classant selon la logique du processus de production. L’appropriation des moyens et/ou des fins fait partie du processus qui implique toutes sortes de combinaisons, d’agrégations et d’organisations des techniques aussi bien que des capitaux. Ce processus est aussi un système ou un système de systèmes: un agencement d’interdépendances qui annule tendanciellement toutes les indépendances.
Les classes sont le produit social de la production devenue la raison d’être d’un monde qui se conçoit comme la croissance indéfinie de sa propre capacité de croissance. C’est la logique débridée d’une végétation qui ne cesse pas de grandir et d’envahir tous les secteurs de l’humanité, de la nature et bientôt du cosmos.
Voilà pourquoi la lutte des classes non seulement n’a rien perdu de son actualité mais s’impose de manière plus évidente que jamais. Ce qui croît avec la croissance productrice (fût-elle purement financière) c’est l‘écart entre les places dévolues aux populations et aux personnes dans le processus. Ce qui croît c’est donc le caractère cru et massif de l’injustice qui se creuse entre les places, les races et les castes visibles ou dissimulées au cœur du système.
Or le système implique la libre et/ou automatique (ici c’est équivalent) manipulation des fonctions et des biens en même temps qu’il se réclame d’une égalité en effet supposée par son fonctionnement. Cette égalité est celle de pièces interchangeables – pièces de machines et pièces de monnaie. Au regard de ce qui devrait justifier l’existence humaine – et même non-humaine – l’inégalité forme le principe (et non un accident) de cette égalité.
Il est donc clair que la lutte devient plus qu’une lutte pour l’égalité et le pouvoir à l’intérieur du système. Elle lutte contre le système lui-même. Contre ce qui l’anime, contre son esprit. Marx a très justement flétri «un monde sans esprit» auquel la religion n’offrait qu’un opium. La religion ne fait pas mieux aujourd’hui, elle fait parfois pire et en tout cas elle est incapable d’animer un monde aussi manifestement injustifiable.
C’est d’un esprit qu’il s’agit. Pas de spiritualité ni de métaphysique ni de représentations éthiques, juridiques ou politiques. Il s’agit de toucher au cœur du système, là où il s’est lui-même condamné à une course folle dont il se pourrait bien qu’elle l’épuise lui-même. Il y a désormais des signes qui vont dans ce sens, précisément là où l’énergie s’épuise par son propre excès, là où la politique s’épuise dans l’administration et la culture dans la déploration ou dans l’imprécation. Notre monde est aussi inquiet qu’il est ivre de production.
S’il y a dans ce monde d’énormes rivalités de production et d’accumulation qui déplacent les pôles de la puissance, il y a aussi d’immenses souffrances et d’immenses famines – de nourriture et de sens. Cet écart s’aggrave et son aggravation contient déjà les ferments d’une lutte qui reste celle des classes même si ce n’est plus seulement selon le schème de la propriété des moyens de production. Ce schème n’est pas caduc, loin de là, mais il est lui-même englobé dans un autre schème ou du moins dans l’ébauche d’une autre configuration, celle de la propriété des fins. Il faut entendre ici un génitif subjectif: les fins ne peuvent appartenir à personne, c’est évident (et c’est le malheur intime de la richesse) mais il faut renouveler de fond en combe la pensée de ce qui peut être propre aux fins. La pensée, donc, de ce qui peut être propre à l’inappropriable. Ce n’est plus une lutte finale, c’est une lutte pour trouver d’autres fins.
Cette lutte est en cours en même temps que se poursuit et s’intensifie la lutte des expropriés contre les expropriateurs. Les convulsions d’aujourd’hui en sont les signaux – qu’elles soient financières, morales, politiques ou artistiques. Le sens de ces signaux n’est pas la prédiction d’un futur assuré: il est plutôt dans la condamnation de toute espèce de prédiction et d’assurance. Et dans l’incitation pressante à changer de civilisation. Cela demande des siècles, c’est vrai, mais l’intéressant est que c’est déjà commencé. 



La vie suspendue

Ceci n’est pas le texte d’une conférence. Invité par Danielle Cohen-Levinas, un peu à l’improviste,   à la séance de reprise du «colloque des intellectuels juifs de langue française» je n’ai pas eu le temps de préparer un texte, ni même de suffisamment travailler le sujet que j’avais envisagé. De plus, «envisager» doit être pris en un sens strict : ce n’était pas un thème bien délimité ni un projet déjà mûri. Ce n’était, sous l’effet de l’invitation, qu’une suggestion peu assurée, surgie dans l’occasion, vaguement étayée par des notes à partir desquelles j’ai improvisé en séance.
Le caractère pour moi un peu déroutant de l’invitation faisait partie de la suggestion: je ne suis pas juif, pourquoi suis-je invité ? Aujourd’hui encore j’ignore quelle fut la pratique de ces colloques du temps de leur première existence. Sans doute quelques goyim furent-ils invités. (Parmi eux, Jean-Luc Marion, qui ici avant moi a parlé de la vie de manière excellente en tenant à ne pas paraître prétendre parler de pensée juive puisqu’il parle dans une perspective chrétienne.)
 Mais si on ne dispose pas d’un discriminant comparable,  comment se comporter ici? Les non-juifs peuvent être invités en tant que non-juifs et dans le but de rendre possible des confrontations ou des discussions. Ils peuvent aussi l’être en tant que présupposés dotés de quelques traits intellectuels qui les inscriraient de droit (ce droit fût-il partiel) dans un tel colloque. Ce qui supposerait d’expliciter une acception de «intellectuel» au sens, non de «personne d’appartenance juive ayant une activité intellectuelle» (dans ce cas «juif» et «de langue française» seraient ici deux prédicats de même registre, déterminant le sujet « intellectuel ») – mais de manière toute différente comme «intellectuel présentant des affinités avec ce qui peut être considéré comme pensée juive».
Le premier cas est évidemment mal déterminé puisqu’il oblige à définir l’appartenance juive. Je ne vais pas reprendre ce thème déjà tellement connu – pour cela même peut-être mal voire pas connu, comme le dirait Hegel. Mais le second n’est pas quitte pour autant d’une question au moins très proche. Que signifie mon éventuelle proximité ou affinité avec une pensée juive? Qu’est-ce donc que «pensée juive»?
Il est clair que cette question ne forme qu’une modalité particulière de la question générale du nom «juif» dès lors que ce nom ne peut pas se réduire à un nom d’appartenance ni ethnique, ni nationale, ni religieuse. Mais dans ces conditions il se pourrait que le sens de «juif» soit toujours impliqué dans quelque chose comme «pensée juive». Or cette expression à son tour demanderait qu’on puisse déterminer ce qu’est la qualification d’une pensée par un terme placé entre dénotation ethnologique et dénotation religieuse. Ce serait une manière d’indiquer à nouveau quelque chose de ce que Lyotard voulut marquer en guillemettant le nom «Juif». Ces guillemets écartaient toute identification du nom par l’une ou l’autre des appartenances reçues pour des noms censés être des noms de peuples. «Juif» voulait-il dire – si je me permets de le serrer dans une formule – ne s’identifie pas. C’est donc le nom d’un inidentifiable ou de l’inidentifiable même, absolument.

Un des plus puissants aiguillons de ma curiosité se trouve dans le désir de comprendre la naissance de la civilisation méditerranéenne entre le -IXe siècle et le +Ier, dix siècles suivis de dix autres au cours desquels cette civilisation est devenue européenne. Nous sommes tellement habitués aux projections, sur cette période, de miracles ou de surgissements (grec, romain, juif, chrétien) que leur accumulation même doit nous rendre attentifs. Qu’est-ce donc qui s’est soulevé ou qui a craqué au fond de cette mutation considérable – celle qui s’est ensuite mondialisée tandis que les mutations orientales plus ou moins contemporaines (autre sujet de curiosité) remodelaient leur espace propre? Nous savons que ce moment a été précédé d’une profonde transformation des régimes sacrés (avec l’extinction tendancielle du sacrifice humain) et d’évolutions techniques (métallurgiques, scripturaires, gestionnaires, maritimes) qui ont favorisé ce qu’on pourrait désigner comme une érosion des systèmes d’appartenance. Là où l’existence se présentait avant tout sous le signe d’appartenances locales, familiales, sociales, religieuses et hiérarchiques, il devient nécessaire de remplacer ou de transformer des données ébranlées ou usées.
(Remarque: un double signe parallèle ne peut pas ne pas être suggéré par les deux sacrifices sus pendus d’Isaac et d’Iphigénie. Par ailleurs Zoroastre est le premier à condamner le sacrifice humain.)
Si ce qu’on appelle le monothéisme se présente comme à la fois source et produit de cette mutation – et s’il se présente sous la double forme grecque (le theos au singulier chez Platon) et sous la forme égypto-hébraïque (ce qui n’en exclut pas quelque provenance zoroastrienne) avant de s’épanouir en christianisme puis en islam – la notion même portée par ce concept tardif (et par toute son armature théologico-religieuse) contribue lourdement à rendre imperceptible l’enjeu de l’évènement. (Ou plutôt : ce qu’il fallait emprunter ou conserver de la culture en train de disparaître ne pouvait que dissimuler au moins en partie pour longtemps un enjeu que nous ne pouvons sans doute que commencer à penser autrement – parce que désormais une autre mutation s’engage au cœur de la civilisation née dans ces circonstances.)
Depuis assez longtemps, et en me réglant simplement sur une très longue et large tradition de pensée, je me suis efforcé de souligner à quel point le monothéisme est un athéisme : si on préfère, une désidentification du divin. C’est-à-dire en fait comment une telle désidentification – bien éloignée le plus souvent des affirmations d’athéisme – modèle l’horizon de la culture potentiellement mondiale. Parler de désidentification du divin n’est pas équivalent à parler d’athéisme si ce dernier recouvre une substitution plus ou moins nette, comme celle de l’homme au dieu ou celle de la science au sens du monde. C’est préserver la possibilité d’indiquer au moins la question possible d’une réalité du divin comme distincte de toute identité qui se peut signifier et concevoir : et donc de faire aussi disparaître toute signification du mot «divin» mais non l’interrogation sur cette disparition elle-même.
En voilà assez sur ce point pour ce que je veux aborder aujourd’hui.
Une autre perspective peut se présenter : ce qui caractérise le dieu du monothéisme se dit dans l’expression du «dieu vivant». Toute la condamnation de ce que nous avons nommé en grec les «idoles» repose sur l’absence de vie des divinités fabriquées. L’interdit de la représentation interdit bien moins les images qu’il n’affirme que la vie, ou le vivant par excellence, échappe forcément à la représentation. (Au passage, il faut évidemment réserver pour plus tard un commentaire du « Dieu est mort » sur fond du dieu vivant…)
Avant d’avancer un peu dans l’examen du dieu vivant, je voudrais indiquer, sans le développer, un trait parallèle à ceux du sacrifice de l’enfant et de la désignation d’un dieu unique: à savoir l’importance de la vie chez de nombreux présocratiques. A tous ces titres, il sera nécessaire, ailleurs, de reconsidérer le creuset ou la symbiose du monde méditerranéen.

Dieu vivant, donc. Ce n’est pas un caractère ou une propriété de Dieu: c’est sa divinité même. Elle est affirmée de judaîsme en christianisme et en islam. Les autres dieux ne sont pas vivants. Si Dieu est vivant, s’il est la vie même, le vivant par excellence ou bien le donneur de vie, c’est qu’il est cela qui essentiellement se communique. Il s’affecte ou se rapporte à soi – si c’est là le propre du vivant – en tant qu’il se communique: ce qu’il donne c’est lui-même, c’est sa vie. La vie se donne; elle se reçoit d’elle-même. En cela la vie, ou plutôt le vivant car la vie est toujours le vivant/la vivante et le/la vivant/e est toujours un/e vivant/e (cette séparation de sexes étant elle-même une des vialités ou vivacités de la vie).
Dieu vivant, c’est dieu profondément distinct des dieux d’appartenance – dieux de tel lieu, tel peuple, tel aspect de l’existence. (Il faudra revenir ailleurs sur ce qu’on nomme l’élection.) Il n’est pas le dieu de ceci ou de cela, pas même de la vie (et/ou de la mort): il est le vivant de la vie (donc le vivant de la vie/mort).
Même dans le christianisme qui a eu une longue tradition du memento mori la mort n’est pas tant la misère de l’homme que la vérité vivante de la vie.
Mais pour le moment je veux m’arrêter à une autre vérité – qui d’ailleurs est peut-être en fin de compte un aspect de la même. Je veux dire celle du chabbat. Il est remarquable que le chabbat soit une particularité éminente du judaïsme: pas du tout seulement rituelle mais de part en part spirituelle (ou bien telle que s’y joignent et s’y séparent en même temps le rite et l’esprit).
Le chabbat n’est pas le repos comme réparation des forces. Il est le repos comme achèvement de l’ouvrage. Il est le «sans ouvrage» (c’est au fond le sens du mot, c’est le chômage – le repos sur le chaume – non pas imposé mais en somme engendré par l’ouvrage). Le septième jour il achève son ouvrage. La vie est en route. (Dans le Deutéronome, le chabbat célèbre plus précisément la sortie de l’esclavage: encore moins le repos, en somme, et encore plus un accomplissement.) Chabbat: la vie qui s’éprouve vivante, suspendue sur sa vitalité sans soumission à aucun but ou nécessité.
S’il est dit chez Marc que le chabbat est pour l’homme et non l’inverse cela vise bien sûr une appréhension ritualiste du jour en question, mais cela ne l’annule pas du tout: il est bien plutôt confirmé selon un outrepassement du rite. L’homme doit bénéficier du suspens de la vie supposée active. Il doit laisser la vie s’éprouver pour elle-même.
Serait-ce de cette manière qu’on pourrait saisir un aspect au moins de la mutation méditerranéenne ? Je le pense. A la place d’une existence déterminée par ses appartenances, une vie exposée à se vivre: voilà quelle serait la mutation.
Certes non réalisée d’un seul coup! Ce genre de processus s’étire au contraire sur des durées qui défient le calcul et l’appréhension. De même que les requêtes et les dispositions d’appartenance ont toujours cours, de même l’exposition de la vie à se vivre met-elle peut-être un temps extrêmement long à se découvrir elle-même – tout en courant le risque de se réduire à un pur et pauvre entretien de soi (à moins qu’elle ne finisse par s’y perdre).
Non réalisée mais introduite par ce chabbat qui parfois est présenté comme «la fiancée d’Israël» c’est-à-dire comme un accomplissement d’amour (Heine s’en souvient dans son poème Prinzessin Sabbath). L’amour se donne ici à la mesure de la distinction des êtres – des vivants – et comme la vie de chacun qui s’éprouve dans sa séparation et son rapport. La vie est séparation des vivants (comme toute la création consiste en séparations et distinctions), la séparation ouvre le rapport (on dirait en termes thomistes la «relation substantielle»). La vie comme dieu vivant n’est pas vie qui dure indéfiniment mais vie qui s’aime elle-même en tant qu’elle se distingue d’elle-même en elle-même: l’un et l’autre, le mort et le vif.
Augustin parle du «sabbat de la vie éternelle»: la vie dans le temps s’accomplit comme vie hors du temps, soustraite au temps ainsi qu’elle peut l’être non pas dans un autre monde pérenne mais bien plutôt ainsi qu’elle peut l’être en chaque moment du temps, en chaque présent qui peut se recevoir et se traiter comme présent (ni souvenir, ni attente). Ainsi le jour de l’accomplissement doit-il revenir à chaque cycle d’enchaînements des instants instables. Voilà comment Rosenzweig a pu écrire qu’avec le chabbat on est «proche de la rédemption». (Après tout, dans les Evangiles, c’est un jour de chabbat que Jésus ressuscite – ce qui tend à montrer que ce n’est pas une œuvre et que rien n’est produit.)
Merleau-Ponty ne dit pas autre chose, au fond, en parlant de «la singularité toujours-déjà donnée et perdue de se trouver vivant, donné à soi-même mais non auto-donné» (Signes). On trouverait bien d’autres attestations ni juives ni chrétiennes. On en trouverait d’islamiques, comme Hallaj écrivant: «Si l’aurore du jour se lève la nuit, l’aurore des cœurs ne saurait se coucher.» 
Le jour de chabbat est un jour qui se lève le soir et ne se couche pas. Peut-être en revanche faudrait-il reconnaître que la forme majeure de la philosophie est celle d’une activité, agitation ou inquiétude (Unruhe) «qui ne connaît pas de Sabbath» ainsi que Schelling l’écrit à propos du Dieu de Hegel.
Au bord de la philosophie et du christianisme, Kierkegaard aura parlé de «faire un Sabbat le Sabbat» c’est-à-dire de lui donner sa véritable signification de proximité avec le suspens divin de la création achevée. (Abraham Heschel s’en est souvenu.)
C’est pourquoi c’est un jour où il ne s’agit pas d’œuvrer, ce qui n’empêche pas qu’on y fasse boire ses bêtes ou qu’on les soigne, comme le précisent les Evangiles: c’est-à-dire que la vie s’y entretient mais ne produit rien.

Ce suspens de l’activité productrice est-il proche de la Gelassenheit de Eckhart et de celle de Heidegger ? C’est une question qu’il faudra traiter ailleurs. Pour le moment, je me limite à une considération. Chez Heidegger, la vie se trouve le plus souvent subordonnée sous la forme du nur-leben, du «seulement-vivre» qui définit la vie comme limitée à son propre entretien et donc étrangère à la mise en jeu de l’être-propre qui caractérise l’existence. Exister c’est le plus proprement pouvoir-ne-pas-être.
De là, comme n le sait, la nécessité de comprendre l’existence comme être-à-la-mort (et non «pour»: zu indique une direction, une inclination, une destination et ainsi une forme d’appartenance). La mort à laquelle l’existant est ouvert n’est pas le simple finir (verrenden) de l’animal qui est le nur-lebend. Elle n’est pas non plus le décéder (ableben, quitter la vie) qui correspond au passage vécu dans le non-vécu, non-vivable. Elle ne se trouve que dans le mourir (sterben) qui lui n’a pas lieu comme un évènement ultime de la vie mais tout autrement selon l’ouverture propre de l’existant à la possibilité de sa propre impossibilité (on peut donc dire, à la naissance autant qu’à la mort du vivant – et Heidegger n’en disconvient pas). Cette ouverture implique le «sacrifice de soi» (Selsbstaufgabe – qu’on peut faire correspondre à travers le texte de Sein und Zeit à d’autres considérations sur le sacrifice). Le sacrifice de soi est fait par le soi: il est en somme son œuvre, il est même son œuvre majeure. Dans la déprise à-la-mort se réserve de manière abyssale une possibilité d’œuvre, qui n’est autre d’ailleurs que l’œuvre de l’exister décidé pour l’existence en tant que mise en jeu de l’être. Plus tard chez Heidegger elle deviendra disponibilité pour un Brauch – un emploi, une utilisation sans utilité, une jouissance – de l’existant par l’être.
Je me permets de m’en tenir là – sous bénéfice d’un inventaire beaucoup plus précis des textes heideggeriens. Cela suffit, me semble-t-il, à suggérer une différence profonde. La différence entre «se sacrifier» et «vivre un suspens de la vie»: différence entre une œuvre et une attention, entre un sujet-décidant et une confiance se confiant (ce qu’il n’est pas nécessaire du tout d’entendre en un sens religieux).
Eckhart désigne la Gelassenheit comme une indifférence à tout ce qui peut être propre ou approprié : c’est assez différent d’un autosacrifice. De même est différent l’abandon amoureux selon Ibn Arabi, où l’amant aime un aimé qui est aussi bien en lui, voire lui-même, que son dieu infiniment lointain. De même est différent un chabbat ou un suspens vivant de la vie qui sans être rivé à un rituel serait une disposition, une attitude, une conduite.
A la mort ? oui, c’est-à-dire à la vie.
Je m’en tiens là. Je ne voulais rien faire d’autre que signaler: 1) comment certaine pensée de la vie peut mériter d’être considérée de préférence à celle de l’existence; 2) comment on peut passer par le chabbat juif pour l’observer – non selon l’observance mais selon l’attention de la pensée.
Un chabbat inidentifiable? Une vie non identifiable? et son suspens ?



Entretien avec Jean-Luc Nancy


Esprit – Dans votre dernier ouvrage[1], vous insistez sur le parallèle entre l’être désirant et l’être parlant. La pulsion sexuelle cherche un langage pour se dire en même temps qu’elle motive toutes sortes de discours qui visent à la rationaliser et à la maîtriser. Comme le notait Foucault, il y a une discursivité infinie du sexe qui fait que l’on en parle d’autant plus que l’on cherche à le réprimer. Qu’est-ce qui, dans votre propre perspective, explique cette profusion de discours à propos du sexe ? Y a-t-il, de ce point de vue, une singularité de l’époque contemporaine, en particulier via les nouvelles technologies qui produisent de nouvelles mises en scène et en images du désir?

JLN – Le sexe et le langage partagent de manière très sensible, très vive et très tendue la condition d’être adressé ou destiné à un passage au-delà de soi-même. L’un comme l’autre va vers une limite où il se perd. Le langage dit qu’il ne peut plus dire, le sexe fait ce qu’il ne peut faire (que ce soit jouir ou ben un enfant : dans les deux cas cela excède le «faire»).
Sans doute y a-t-il des traits propres à notre temps dans le fait que nous semblons oublier ce passage au-delà : il semble qu’on puisse indéfiniment parler (nommer, articuler, concevoir) et indéfiniment jouir (de tout et de tous/tes, de toutes les façons). Mais cet apparent déploiement ne montre que mieux, si on est attentif, combien il ne s’agit pas d’un effacement du «passage» en question. L’inflation du discours et celle des jouissances montre au contraire de façon plus vive peut-être que jamais combien nous éprouvons l’impossibilité d’une nomination ou d’une extase ultime. Nous l’éprouvons de diverses manières, soit comme une hantise sourde, soit comme un affrontement ouvert – je ne vais pas chercher ici des exemples ou des témoignages.
Je pense donc que nous sommes en train de renouveler notre expérience de «l’au-delà» si je peux dire. Là où nous étions habitués à évoquer (ou à invoquer) des transcendances ineffables qui au fond détenaient les secrets de surnominations et de surjouissances exquises, là nous apprenons à nous déprendre de ces miroitements et à nous laisser saisir – ou dessaisir – par une obscurité plus épaisse, plus rude aussi mais qui porte une marque irrécusable de vérité.
C’est-à-dire que nous découvrons une vérité nouvelle du désir : ni sa résolution en plaisir, ni sa déception en frustration mais sa tension en tant que telle, indépendante d’une fin en chaque sens du mot.
En même temps nous sommes emportés par une démesure, un indéfini de possibilités, une excitation fébrile qui voudrait tout dire et jouir de tout (et dire le jouir en jouissant du dire) et cet emportement lui-même se ressent comme sa propre et unique mesure qui doit donc, au lieu de se vouloir indéfinie, se savoir définie – et, oui, finie – par sa propre tension, par son élan qui n’a d’autre «fin» que lui-même.

Esprit – La question que votre travail reprend inlassablement est celle du sens, de ses conditions d’émergence et d’effondrement. A propos du sexe, vous insistez sur l’effacement du sacré qui lui conférait une signification précise et limitée (reproduction, hommage à l’ordre cosmique ou au commandement de Dieu). Comment expliquer que cet effacement ait fait entrer le désir sexuel dans un «régime d’infinitude»? Cela implique-t-il que le sens de la sexualité est désormais à «faire», comme un «fait l’amour» selon un expression équivoque?

JLN – Ici comme ailleurs le sacré manifestait (et manifeste encore là où il opère) un régime d’infinitude clairement dé-fini par la distance et l’hétérogénéité de la réalité sacrée. Le sexe y était impur, dangereux, il ouvrait sur un excès de l’individu ou de la personne, il tirait violemment vers des hauts et vers des bas exaltants et exaspérants : il se trouvait donc circonscrit par des rites, des préceptes propres à le rendre acceptable, tolérable, parfois légitime, parfois effaçable, oubliable, toujours tenu à distance.
Or cette distance n’est pas abolie: elle s’avère peut-être au contraire plus sensible, plus franche. Qu’est-ce qui s’expose lorsque des jeunes gens font l’amour en quelque sorte au vu et au su de leurs proches (famille, amis) mais un amour tout aussi peu vu et su que naguère? Qu’est-ce qui se passe dans ce qui a l’air d’une permissivité mais qui n’en est pas moins toujours l’index d’un secret – et d’un secret qui n’est même pas avouable pour les deux intéressés? qui ne peut pas être simplement apprivoisé et acclimaté comme une activité semblable au repas en commun? Qu’est-ce qui se passe là où les mots leur manquent? ou s’affolent?
Elargissez cette question à tout ce que vous voudrez: l’amour de deux partenaires homosexuel/les qui ont un enfant ensemble, ou bien l’ «acting out» d’un/e transexuel/le, etc. Chaque fois il s’agit d’une façon de mettre en jeu un aspect de cette exposition d’un secret qui laisse pressentir qu’il n’y a même pas de «secret» mais plutôt un excès de sens – en fait le sens lui-même comme excès, débordement, dessaisissement des prises par les «sujets» comme par les «codes».
Oui cela signifie que nous re-faisons le sexe – et le langage avec lui. Comme il fut déjà refait de tant de façons à travers les cultures et les époques.
Peut-être cela signifie-t-il en outre que notre culture – la culture ou la civilisation de la maîtrise rationnelle, de l’entreprise technique, savante, exploiteuse et appropriatrice - en vient à se connaître clairement comme culture d’un désir infini qui s’expose à se perdre en lui-même et qui donc en même temps ne peut plus se détourner de ses enjeux…
Le sexe – et le couple qu’il forme avec le langage – forme peut-être un registre privilégié dans l’expérience de mutation où nous sommes engagés.

Esprit – Vous établissez un lien entre l’existence et la pulsion sexuelle: toutes deux seraient marquées par une forme de transcendance. Exister c’est désirer, c’est-à-dire être hors de soi, toujours confronté à un dehors qui déborde l’intime. Ce qui fait le propre du sexe humain, c’est justement d’échapper à l’impératif de reproduction, et donc d’arracher l’homme à l’immanence de la nature. En quoi le sexe qualifie-t-il, dès lors, l’existence comme une épreuve? Ce qui se joue dans la sexualité, est-ce l’absence de fondement de l’existence humaine ou la recherche d’une justification pour elle?
Qui dit «absence de fondement» est déjà près d’ouvrir une «recherche de justification»: sans doute nous incombe-t-il désormais de réinventer le discours de l’absence et de la présence en général, de surmonter, de déplacer ou de métamorphoser un recours à la négativité qui revient toujours à relancer un horizon de positivité supposée perdue, absentée ou bien excédante, ineffable, etc. Pour finir, cette perspective ouverte (et du coup fermée…) sur «rien», une «absence», un «abîme» devient une facilité qu’il faut refuser.
Votre question permet d’esquisser un geste dans le sens de ce refus : vous dites qu’exister c’est être confronté à un dehors qui déborde l’intime. Un tel débordement n’est pas, pas simplement du moins, une négativité. Il indique que les bords peuvent être franchis sans pour autant cesser de faire bord. Si ce qui est bordé se nomme l’intime je ne peux pas éviter de m’arrêter sur cette désignation, qui me paraît spécifiquement moderne (c’est-à-dire aussi chrétienne).
Il n’est pas possible ici d’explorer tout le domaine concerné. Disons très vite que si l’antiquité connaît la distance et le respect de ce qui touche à la honte, à la pudeur et à une possible menace, de même qu’elle connaît la réserve voire la réclusion qui convient au domaine familial et domestique (plus privé d’ailleurs qu’intime). Mais l’intime selon la valeur propre du mot – le superlatif de l’intérieur (mot qui lui-même transcrit le comparatif interior) – se définit justement par un excès sur ce qui peut être réservé et protégé. Comme on sait, Augustin qualifie son dieu de interior intimo meo en superior summo meo). Il ne faut rien de moins que le transcendant absolu pour désigner le comble de l’intériorité. C’est au fond cela qui donne la forme originelle de ce que nous nommons «sujet»: un rapport-à-soi qui de soi-même s’excède et se confronte non seulement à un hors-de-soi mais à «soi» en tant que son propre débordement.
Il s’agit alors moins d’un «lien entre l’existence et la pulsion sexuelle» que d’une connaturalité ou consubstantialité entre les deux. L’existence non-moderne est position, statut, condition – qui au fond ne concerne pas un «soi» mais un «lui/elle» (notez d’ailleurs qu’il y a sans doute ainsi une sexuation donnée d’emblée avec cette condition, tandis que le moderne «sujet» est comme en-deçà et/ou au-delà de sa propre sexuation).
Epreuve, du coup, c’est exact: épreuve d’être «à soi» selon un «hors de soi». Epreuve d’ex-ister à ce qui n’est plus réductible à une position (condition, statut). Et qui de ce fait est soustrait par principe à toute justification. D’une formule lapidaire on pourrait dire: il ne s’agit plus d’être justifié, ais d’être juste. On peut dire d’ailleurs que c’est un des axes de la pensée d’Augustin.
Nous en sommes au point où le «juste» nous semble avoir perdu ses repères, ses critères, voire toute teneur. Pourtant nous n’en sommes pas quittes et nous le savons. Or le sexe et le langage sont bien propres à mettre à vif les questions de la justesse et de la justice. (Je m’en tiens là bien que je n’ignore pas qu’il faudrait ici déplier longuement…)

Esprit – Dans un essai précédent, vous analysiez patiemment la formule de Lacan selon laquelle «il n’y a pas de rapport sexuel»[2]. Selon vous, la sexualité manifeste l’inappropriation entre les corps : elle est toujours une expérience de l’altérité irréductible du corps de l’autre et même du corps propre. Cet écart entre le désir de fusion et son accomplissement condamne-t-il le désir sexuel à l’insatisfaction ? Comment penser cette dernière autrement que comme une fatalité ?

JLN – Cette fois je répondrai plus brièvement. L’insatisfaction est-elle à penser comme un manque de satisfaction, un manque donc de «satis» – de «assez», de mesure pleine accomplie, juste… 
«Bien baiser», et toute la kyrielle des qualités, exploits mâles et femelles, icônes porno ou chatouillements salaces… Je ne prétends pas qu’il soit simple de les éviter – mais il faut avant tout être conscient que tout le monde sait de quoi il retourne. On peut l’oublier dans l’excitation – elle est même faite pour ça, pourrait-on dire – mais lorsque l’excitation elle-même aborde au dehors, à l’autre corps avec sa propre excitation, alors tout le monde éprouve les risques, les troubles, les perplexités de ces ex-positions mutuelles, de ces errances qui ne peuvent s’assurer d’aucune justesse ni justice. L’excitation peut se dérober à l’exposition : mais c’est bien alors qu’elle s’insatisfait… Et je suis persuadé que nous le savons tous – sauf à être aveuglés, abrutis…
Bien sûr il y a beaucoup de grossièreté possible, chez tous/tes, et c’est bien ce qu’au fond nous sentons et nous redoutons puisque le grossier frôle l’impudique, le provocant, l’audacieux. Il y a là un domaine d’une complexité et d’une délicatesse infinies… quels gestes ? et quels mots ?…
C’est pourquoi la littérature est ici nécessaire en même temps que fragile, risquée… mise à l’épreuve… moins d’un «indicible» que d’une espèce de «trop-dire» autant que de «trop-peu-dire»… sas cesse sur le bord des deux…

Esprit: Nous assistons aujourd’hui à une tension entre le «sexe libéré» et le «sexe déchaîné». Tout se passe comme si ce qu’il est convenu d’appeler la libération sexuelle avait omis de préciser de quoi elle s’est libérée, ni vers quoi porte cette libération. Est-ce à dire que le sexe ne puisse être le lieu de ce que vous appelez dans un autre contexte une «expérience de la liberté»[3]?

Si, justement! l’expérience de la liberté est toujours l’expérience de ce qui échappe à l’expérience même qu’on en fait – ou bien qui et l’«expérience» en sa valeur la plus intense: cela dont on n’est pas le «sujet», cela qu’on ne «fait» pas mais qu’on éprouve, ou plutôt même qui nous éprouve sans que nous puissions nous la rapporter, la reconnaître, l’assimiler…

Et parce que le sexe apparaît comme un emblème de libération il est remarquablement bien placé pour mettre au jour les ambiguités, les ambivalences, les apories et les paradoxes de toute «libération». De quoi s’est-on libéré ? et pour quoi, vers quoi ? Le christianisme avait formé un gigantesque appareil d’arraisonnement de «la chair» qui se doublait d’un mysticisme de l’ «amour» – ou bien l’inverse ! Nous nous sommes libérés de ce qui là-dedans se bornait à arraisonner (de même qu’en général c’est la raison, le rationnel et le raisonnable qui se sont fragilisés) mais nous avons ainsi «libéré» si je peux dire ce que ce mot «amour» portait d’insensé. Et porte toujours…
Ce qu’il porte se désigne aujourd’hui sous les mots de «désir», «pulsion»… nous nous éprouvons comme poussés, comme des êtres de poussée… J’oserais dire que c’est toute une métaphysique, toute une ontologie et/ou toute une éthique qui sont agitées…

Esprit – La croyance selon laquelle il existe un rapport étroit entre la sexualité, la transgression et l’émancipation politique s’est émoussée depuis quelques décennies. Au-delà de la fin du freudo-marxisme, pensez-vous qu’il y a encore des frontières à conquérir dans le domaine de la sexualité ? Comment aborder aujourd’hui le lien entre sexualité et politique ?

JLN – c’est d’abord l’«émancipation» en général qui est en jeu. Je suis de plus en plus frappé par l’usage toujours répété de ce terme. Naguère nous savions que nous voulions nous émanciper des tyrans, des prêtres et des puissants. Aujourd’hui la domination, la puissance et l’observance sont instillées et répandues dans un vaste réseau de maîtrises techniques, sociales, énergétiques qui certes réserve toujours plus avidement ses bénéfices à quelques surpuissants mais qui en même temps se manjfeste comme la grande domination anonyme d’une machine qui reconfigure l’existence dans tous ses aspects…
Nous sommes peut-être bien plus esclaves de nos progrès, de nos inventions, de nos connexions en tous genres que ne les esclaves de jadis l’ont été de leurs maîtres.
En ce sens la «libération sexuelle» n’est qu’un leurre particulièrement efficace parce que le sexe a pu paraître – et être – à la fois l’interdit par excellence et la frénésie par essence.
Le sexe politique, aujourd’hui, c’est un enchevêtrement très complexe de diversification des sexualités socialement et moralement recevables, de complexification des conduites de génération, de contraception, d’intrications entre les démographies et les mutations techno-économiques – à quoi il faut encore ajouter les déplacements du paysage médical, sanitaire…
Ensemble, «sexualité» et «politique» sont prises dans une tourmente qui ne les laisse pas identifier… Mais alors que la «politique» avoue qu’elle ne sait pas ce que son nom veut encore dire et que la «sexualité» peut être contrainte à un aveu semblable, en revanche le sexe se fait entendre: non pas dans la clameur des magazines mais dans les murmures confus et distincts de caresses obstinément renouvelées…
… j’essaie d’aller un peu plus loin : la supposée « libération » du sexe – en vérité, sa mise en lumière, si on peut dire, sa propulsion sous des éclairages violents ou suggestifs qui vont de la pathologie jusqu’à la pornographie industrielle (ou informatique, c’est pareil), cette histoire déjà longue que les noms de Sade, Fourier et Kinsey jalonnent avant que vienne celui de Freud - qui n’ajoute pour sa part aucun éclairage mais explore ou bien signale des ténèbres – cette histoire, donc, obéit à une profonde inflexion de toute l’histoire occidentale. Ce que nous avons longtemps voulu (et pu) stabiliser à l‘enseigne de la raison, du savoir, de la maîtrise et du progrès s’est déstabilisé, agité, inquiété, emporté, exalté ou affolé. Le sexe est un témoin privilégié de cette déstabilisation – avec le langage (on ne considère pas assez ce qui est arrivé aux langues, sous tous leurs aspects, pendant la même période).
Il est un tel témoin parce que – avec le langage – il se situe à la jonction complexe et délicate du vivant et du signifiant, ou si on veut de la «nature» et de la «culture». Or la mutation dans laquelle nous sommes engagés est une mutation de tout le dispositif «nature/culture» ou bien «vie/technique». Il n’est pas surprenant qu’une telle mutation affecte de manière particulièrement sensible les arcanes de ce dispositif. C’est-à-dire en fait l’«humanité» elle-même, sa teneur, ses enjeux.
Il ne suffit pas d’écarter avec méfiance ou dédain les interrogations sur l’ «Occident» - son «déclin» comme on a dit naguère, sa « globalisation » comme on dit aujourd’hui et d’une manière ou d’une autre la mise en suspens de tous ses grands vecteurs de sens – histoire, progrès, émancipation, libération, salut, bonheur, communauté, justice… Sans doute les Spengler, Heidegger, Anders tout comme leurs caricatures décadentistes ou bien tout comme les pourfendeurs fanatiques de ce que l’«Occident» au sens géopolitique peuvent-ils donner l’impression d’un catastrophisme grandiloquent. Il n’en faut pas moins considérer de près la déjà longue et sans doute essoufflée chronique de ce qui met toujours à nouveau notre culture – la seule qui se soit mondialisée – en difficulté ou en contradiction avec elle-même. Il n’y a là aucun catastrophisme métaphysique: cest une donnée avec laquelle il faut compter.
Ainsi, pour rester ici dans le fil de cet entretien, est-il impossible de considérer la transformation des mœurs sexuelles – familiales, générationnelles, techniques, esthétiques et éthiques – sans accorder qu’elle ne peut être ni insignifiante, ni évaluée soit à l’aune d’un affranchissement libertaire, soit à celle d’un débridement orgiaque…
Pas plus ne pouvons-nous considérer la transformation des langues ni comme insignifiante, ni comme pure indigence verbeuse.
Des deux côtés il s’agit de ce qui affecte les sens, les sensualités, les sensibilités, les sentiments, les «bons sens» ou les «délires» – bref de ce qui mobilise de part en part la capacité de faire sens qui est bien le minimum qu’il faut reconnaître à l’animal humain (et peut-être à tout ce qui peut s’animer).



[1] Jean-Luc Nancy, Sexistence, Paris, Galilée, 2017.
[2] Jean-Luc Nancy, L’il y a du rapport sexuel, Galilée, 2001.
[3] Jean-Luc Nancy, L’expérience de la liberté, Galilée, 2988.


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Questions sur l’actualité du pensée de

Karl Marx

(1817 – 2017)


1. Avec la méthode dialectique matérialiste et le franchissement de la frontière de la philosophie et la critique de l’économie politique Karl Marx a créer un typ nouveau de théorie. Est-ce que ce typ de théorie pose aujourd’hui encore une provocation pour la philosophie et une théorie critique de la société?

2. Oublions les  méthodes» et les «théories». Retenons un mot, oui: matérialisme au sens où pour Marx il signifie «mouvement réel, concret, de l’histoire, action réelle, concrète du travail humain sur le donné naturel, lutte réelle, concrète contre l’exploitation, réalisation de l’homme, concrétisation de l’esprit pour donner enfin un esprit à ce monde sans esprit». Cela n’est ni méthode ni théorie, c’est désir, pulsion, mise en route…
Ce n’est même pas «théorie critique» c’est au-delà de la critique – de la critique critique pour parler comme Marx/Engels: or toute critique est critique-critique en tant qu’elle verbalise, argumente, analyse… tandis que le processus réel poursuit ses opérations.
Et ce processus aujourd’hui va au-delà de ce que Marx a pu connaître : cela veut dire qu’il faut un autre Marx ou put-être plutôt autre chose que «Marx» fétichisé en modèle critique..

3. Est que il y a dans la construction théorique de Marx des éléments fondamentaux (lesquelles pensées sont ils?) qui sont encore d’importance aujourd’hui lorsqu’on est en train de construiere une théorie? Ou peut’on regarder sur les pensée de Marx seulement comme sur des éléments d’une carriére ou on peut trouver des frag­ments utile si on est en train de former une théorie?
Il y en a deux: d’abord l’exploitation, qui est bien en un sens la donnée primordiale du monde dans lequel, toutes les hiérarchies (au sens plein du mot) étant abolies le commandement revient à qui domine et pour dominer exploite (les hommes et la nature, les corps et les esprits); l’exploitation n’est pas un phénomène mauvais au sein d’un processus bon, elle est liée à la technique qui elle-même est liée à l’économie: la production de biens est le maître-mot, et cela, Marx n’en voyait pas le risque intrinsèque, à savoir que c’est la Production qui exploite puisque c’est elle qui recherche et qui mobilise des «forces productives».
Ensuite il y a la valeur: ni valeur d’usage ni valeur d’échange mais «la valeur» absolumentc’est-à-dire ce que Marx désigne comme valeur d’échange mais considérée en soi, comme «travail humain cristallisé» (c’est Marx qui le dit) c’est-à-dire au fond valeur de l’homme – au moins comme producteur. Autrement dit, «sens de la vie humaine». L’échange a deux faces: la face du calcul des intérêts des échangeurs et la face du sens même de l’échange – ou mieux, de l’échange en tant que sens, car le sens est échange ou rien et il suppose communication, estimation (non d’abord d’un prix, mais de l’autre, de ce qu’il fait, de sa fiabilité, etc), évaluation donc pour revenir au mot «valeur». Marx n’a pas perçu lui-même tout à fait la valeur de la valeur… mais il est le premier à l’avoir perçue dans le travail et l’échange.

… Est-ce que il y a parmi les pensée critique de Marx des perspectives qu’on pou­vait adopter aujourd’hui pour les propager philosophiquement, écono­mi­que­ment ou ecologiquement?
J’ai plus ou moins déjà répondu. Il s’agit moins d’ «adopter» et de «propager» que de penser avec Marx, marxiennement. Malebranche écrivait: «Soit qu’on lise Aristote, soit qu’on lise Descartes il ne fat point les croire mais il faut méditer avec eux, comme ils ont fait.»
Méditer comme a fait Marx ce n’est pas être marxiste. C’est penser et sentir sur un registre comme celui-ci, par exemple: «La honte est déjà une révolution; elle est vraiment la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand qui en a triomphé en 1813. La honte est une sorte de colère, la colère rentrée. Et si toute une nation avait tellement honte, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir.» (lettre à Ruge de 1843)


ETHIQUE – et toc!

1. Samia Kassab me propose de contribuer à l’ouvrage collectif qu’elle prépare sur l’éthique. C’est avec grand plaisir que j’accède à sa demande car je comprends très bien qu’elle veuille accorder à ce sujet une attention particulière en un temps où nous semblons emportés dans diverses vagues ou tempêtes qui donnent à la violence très ouvertement la place de règle majeure de conduite.
Or la violence nous paraît exclue ou condamnée par l’éthique. Il y a pourtant bel et bien un ethos de la violence. Il existe de toujours et partout dans l’humanité. C’est l’ethos le plus constant des conquêtes, des mises sous domination, des terreurs, des rédactions à la soumission voire à l’esclavage, c’est aussi celui qui gouverne bien des mœurs économiques, politiques voire sociales, culturelles ou religieuses.
Un ethos en effet est avant tout un mode de conduite reconnu et partagé par un groupe, voire constitutif de ce groupe lui-même. Le mot grec ethos a ce sens – qui sera traduit en latin par mos, moris qui a donné mœurs en français et qui correspond assez largement à « coutumes, manières courantes, traditions ». En grec ce mot est apparenté par son origine indo-européenne, au mot ethnos qui désigne le peuple en tant que population identifiée par des caractéristiques, des appartenances et des… mœurs communes . L’origine commune désigne de manière générale ce qui, sans être un individu, a une consistance propre, une cohésion particulière.

2. De nos jours, par l’effet commun à toutes les mondialisations, « éthique » est devenu un terme majeur d’une grande quantité de discours à visée philosophique, morale et culturelle. Ces discours se tiennent sur le registre général qui caractérise l’état présent d’une pensée diluée dans l’humanisme démocratique qui représente le recours ultime dès qu’on veut se soustraire aux raideurs ou aux fureurs des discours issus des anciens marxismes et des anciennes religions. Or l’usage expansif de ce discours peut recéler le danger de dissimuler les faiblesses profondes de cet humanisme qui, après tout, est loin d’avoir réalisé ce qu’il se promettait de réaliser.
Le mot «éthique» est symptomatique de ce danger: il évoque une notion noble, dégagée des étroitesses «morales» et de leurs légalismes tout autant que des chimères métaphysiques spiritualistes ou matérialistes. Il évoque la dignité d’une conduite soucieuse de justice, de tolérance et même de fraternité. Il est frappant de constater que ce bouquet de «valeurs» est adopté en guise de label commercial: il existe en France une marque de produits «éthiquables» qui sont censés être produits dans le respect de leurs protecteurs (par exemple, planteurs et cueilleurs de café). Récemment on lisait dans un magazine de mode un article intitulé «L’éthique c’est chic» où étaient signalés des «créateurs» de mode soucieux de rompre avec l’exploitation de tant d’ouvriers (en particulier asiatiques) du textile, du cuir et du vêtement. Dans certaines Universités on peut soutenir des thèses d’éthique commerciale ou managériale dont les intentions sont le plus souvent très louables mais qui n’en restent pas moins, le plus souvent aussi, bien éloignées de ce que pouvaient être naguère les analyses critiques de la marchandise et du maniement des «ressources humaines». 
Voilà pourquoi on peut dire que l’éthique est trop souvent du toc : du faux, du brillant synthétique en place de diamant – et pourquoi on peut souvent retourner aux discoureurs d’éthique la question de savoir quelle est en fin de compte l’éthique de leurs discours – et toc !  (cette fois, no comme concept mais comme onomatopée d’un coup en riposte…)

3. On s’étonnera de l’usage que je fais ici d’une expression plutôt vulgaire, ou triviale, à tout le moins d’une familiarité expéditive qui ne convient pas au discours sérieux. Je prends cette liberté afin de rendre sensible une autre grossièreté: celle, précisément, de ce recours envahissant au terme «éthique» comme à une instance suprême d’orientation voire de décision pratique. Or cette représentation est tellement outrancière et, en même temps, tellement répandue dans la bien-pensance actuelle qu’il est bon de prendre un ton un peu vif.
Ce recours signifie en définitive qu’on représente l’éthique non pas comme une réflexion ou une recherche mais comme une quasi-doctrine censée contenir les critères fondamentaux et les exigences essentielles qui doivent régir la conduite des peuples civilisés. Or il y a là un double abus: d’une part l’éthique est supposée universelle et implique donc l’humanité entière comme un groupe relativement unifié; comme on le sait, cela n’est juste que du point de vue d’une logique qui présente la culture rationnelle, scientifique, juridique, technique, économique et démocratique comme ayant vocation à structurer cette humanité globale. Nul ne peut ignorer, au XXIe siècle, les difficultés extraordinaires qui découlent de cette représentation – surtout lorsque la culture en question (longtemps auto-désignée comme «la» civilisation, absolument) est en train de se mettre elle-même en question à beaucoup de titres.
D’autre part – et ce second abus est au moins aussi grave – ce recours revient à faire de l’éthique un réservoir de valeurs toutes prêtes. Lorsqu’on emploie ce terme, c’est le plus souvent au titre d’une référence plus ou moins claire aux grands principes de la rationalité universelle, de la dignité humaine, de la liberté et de l’égalité agrémentés du respect d’autrui et de l’exigence de la justice. On ne se préoccupe pas, le plus souvent, de la provenance ni de la consistance de ces «valeurs». On s’interroge encore moins sur ce qui peut faire «valoir» ces valeurs, dans quels contextes et à quels titres elles ont cours.
Or l’éthique est tout le contraire d’un réservoir de valeurs, dès qu’il ne s’agit pas des mœurs établies d’un groupe donné. Elle n’a aucun contenu préalable elle consiste à se demander ce qui peut faire valeur – ou sens – pour l’humanité telle qu’elle est devenue: mondiale et en même temps fortement différenciée. En outre, cette question concerne désormais ouvertement la totalité du monde – nature, cosmos – de part en part exposée à la transformation par les hommes.
Voilà d’où il convient de repartir si on refuse le recours grossier à une «éthique» supposée disponible.

4. Devant l’inflation douteuse qui semble si souvent légitimer une espèce de bénédiction laîque destinée à lisser, voire à effacer les rugosités ou les férocités du fonctionnement de la machine techno-économique – il est important de se remettre à l’esprit les implications du mot «éthique»: non pour proposer une éthique véritable et honorable, mais pour au moins situer les enjeux.
L’Ethique à Nicomaque d’Aristote est le premier traité connu qui use de ce mot pour désigner une doctrine du comportement le plus propre à permettre une vie heureuse tant à l’individu qu’à la collectivité. C’est une morale, une politique et une économie: ce n’est pas, au fond, une discipline séparée, sinon des disciplines du pur savoir. Dans la mesure toutefois où la sagesse contemplative est la forme la plus haute de l’excellence, la métaphysique est à la fois la fin et le fondement de l’éthique.
Aristote innove avec le mot, non avec la chose. S’il y a peu de documents antérieurs à lui et à Platon pour attester d’une «éthique» aussi bien sur le plan des termes que sur celui d’un contenu spécifiquement «moral» il n’est pas difficile de percevoir avec Socrate et chez plus d’un de ses prédécesseurs – en particulier Empédocle dans ses Catharmes – la préoccupation de la « vie bonne » en tant que vie soustraite au mal tant individuel que collectif, tant naturel que culturel. Pour tous, jusqu’à Aristote et bien au-delà jusqu’à Spinoza (le seul à avoir intitulé Ethica son traité métaphysique) en passant par Averroès, son commentaire d’Aristote et sa discussion du rapport entre la philosophie et la loi religieuse, pour tous, donc, la vie bonne ne peut qu’être qu’une vie réglée par la vérité ou bien, à tout le moins, par une recherche de la vérité.
Autrement dit le régime général de l’éthique se présente comme la détermination d’une conduite propre à l’homme en tant qu’il est capable et/ou désireux de la vérité. En ce sens on pourrait dire que le mot «éthique» a été consacré comme désignant cette conduite autonome – et responsable – par distinction d’avec la conduite hétéronome d’une soumission aux règles morales d’une religion – c’est-à-dire d’un ensemble donné de règles de conduite.  L’éthique commence là où cessent les commandements de la religion ou des coutumes. C’est-à-dire là où commence une humanité dont l’ethos n’est plus structuré par une loi du lieu, des ancêtres et des mœurs reçues.
Le terme de pratique chez Kant, celui de praxis chez Marx, celui (paradoxalement) de religion chez Kierkegaard et celui (non moins paradoxalement)[1] de volonté de puissance chez Nietzsche sont les termes qui bouleversent l’éthique ordonnée à la vérité parce qu’ils jalonnent l’histoire de la pensée moderne qui a cessé de présupposer une vérité posée quelque part (en un dieu ou en un atome) et donnée au moins sous la forme d’une loi – fût-elle invérifiable.

5. Deux déterminations s’imposent donc: 1) l’éthique ne peut pas être une morale déduite d’un fondement religieux ou métaphysique; 2) l’éthique n’est pas un corps de doctrine mais l’acte d’une conduite effective.
Ces deux axiomes ne relèvent pas d’une axiomatique formelle et modifiable mais de l’axiologie inhérente à une humanité qui se détermine par elle-même, sans aucune espèce de transcendance (qu’elle se prétende divine ou scientifique). Or le terme «axiologie», qui signifie «savoir du meilleur» ne désigne pas un savoir acquis: il désigne la uestion de savoir ce que pourrait être «le meilleur» (le «bien» dans son excellence).
Comment notre humanité peut-elle se conduire au sens fort de l’expression: mener son existence conformément à ce qui qui lui est propre, étant entendu que l’homme est l’être sans propriété (ou bien, dit de manière plus heideggerienne, l’existant dans lequel est mise en jeu l’impropriété de l’être même).
Si l’ethos se dit de l’ensemble des conduites – ou mœurs – propres à un groupe, alors l’éthique est le questionner et l’agir du groupe humain en son impropriété foncière (et bien entendu dans le rapport de cette impropriété avec les propriétés de chaque groupe différencié à l’intérieur de l’humanité, voire du monde vivant dans son ensemble). Cette impropriété, qui ouvre toute l’ampleur surprenante de l’homme, exclut de toute évidence toute espèce de normativité infaillible (cette note finale, averroiste autant que cartésienne ou kierkegaardienne – ouvre en quelque sorte l’éthique philosophique en général).
L’éthique est donc par principe faillible, incertaine, difficile, exploratoire. Son exigence déborde toujours ses capacités normatives: elle est au-delà de toute norme puisqu’elle ne peut déduire ses préceptes (ou règles, ou critères, ou conseils, ou évaluations…) d’aucune axiologie donnée. Depuis Platon, le «bien» est dit «au-delà de l’étant»: pour nous aujourd’hui un tel au-delà n’est surtout pas hors de l’étant mais bien plutôt en lui, parmi nous, entre nous et dans le monde en général.
Quatre philosophes peuvent être évoqués pour poser quatre repères par rapport auxquels situer le questionnement et l’agir éthiques. Je les dispose – on verra pourquoi – ordre historique inversé.
Derrida aura affirmé que l’éthique n’est possible que si elle est pensée dans un rapport essentiel avec l’impossible: s’il ne s’agit pas de se conduire selon un code donné, alors il faut entrer en rapport avec l’impossibilité de tout code complet et définitif. En ce sens, l’exigence éthique ne peut jamais être satisfaite – mais c’est pourquoi elle est d’autant plus exigeante.
Levinas aura situé l’éthique au-delà de l’ontologie, ce qui revient à n’affirmer l’être que dans le rapport, et le rapport comme plaçant l’autre avant ou par-delà le même. Ce qui, de l’autre, me fait responsable de lui, c’est l’invisibilité de son visage, le caractère inépuisable de son altérité.
Kant, bien plus tôt mais au moment décisif de la rupture de la vérité métaphysique, aura affirmé que l’éthique concerne les lois non données de la liberté – dont la première est l’impératif de considérer l’homme (quel qu’il soit et quoi que ce soit) comme une fin. Impératif qui n’est intimé par aucune autre instance que celle de la raison elle-même: en tant que liberté, elle s’oblige à être libre en et pour chaque être raisonnable.
Spinoza enfin aura, le premier et le seul, nommé «éthique» son traité de philosophie première. La pensée de ce qui est véritablement ne peut consister en effet que dans l’agir et dans l’affect  par lesquels je tends à me saisir moi-même inséré dans la seule liberté qui soit: celle de la substance universelle – deus sive natura en vertu de quoi la transcendance n’est rien d’autre que l’immanence qui s’ouvre à elle-même.

6. Aucun d’’entre eux, sans doute, n’aura pu savoir à quel point la substance universelle est capable, dans sa poussée humaine, de se transformer jusqu’à entrer dans des mutations si considérables qu’aucune finalité, aucun principe ne peut plus être invoqué comme garant d’un agir qui se sait exposé à un impossible tel qu’il pourrait aussi bien représenter non plus l’homme comme fin de la nature mais la fin de l’homme et de la nature comme ethos ultime, à lui-même inévitablement obscur.
C’est sur le fond sans fond de cette obscurité qu’il faut, non pas abandonner toute exigence de justice, de dignité, d’égalité et de fraternité : au contraire il faut renouveler ces exigences (et toc !…) par une énergie tirée de ceci: aucune «valeur» transcendante ni aucun «idéal» ne les soutient et qu’elles valent seulement comme le sens de l’aventure insensée qui se confirme être la nôtre. L’ethos en somme d’un groupe ou d’une communauté en errance,  ouvrant les yeux sur la nuit qui l’entoure – et les ouvrant bien grand.

Jean-Luc Nancy


[1] Je ne peux pas m’arrêter ici à débrouiller ces paradoxes au deeurant très différents l’un de l’autre), mais bien sûr il faut le faire!


2 décembre 2017
Strasbourg Académie de Chine

L’évènement arrive et passe dans l’histoire. Il passe au sens où il est passé et au sens où il est recueilli par la mémoire et par l’archive. On le commémore, il fournit un repère.
De tous les évènements qui sont arrivés depuis les deux guerres mondiales – en ce qui concerne la culture et l’histoire de l’Occident – ce qui ne se limite pas à un espace géopolitique ni économique – il me semble devoir être remarqué ceci: ils n’ont pas été seulement enregistrés ou mémorisés. Ils sont plutôt devenus indissociables de suites et de conséquences multiples, voire profuses dont font partie des réinterprétations incessantes et diverses jusqu’à la contradiction.
On dira qu’il en est de même de tout évènement proche dans le temps. Il est certain que la Révolution française en 1789 ou la fondation de la République de Chine en 1912 ont ouverts en leurs temps de multiples enchaînements d’autres événements, d’interprétations qui  font elles-mêmes ou qui engendrent des évènements (Günther Anders écrivant Hiroshima est partout, publication des textes antisémites et antinazi de Heidegger, fabrication de l’expression «pensée 68» ou bien des mots «post-modernisme» ou «post-sécularisme» –  pour ne cueillir que quelques plantes). Mais depuis environ cinquante ans il semble que cette expansion des ondes de choc, cette prolifération des effets, et mieux encore cette ramification ou cette réticulation de l’événement lui-même, de son survenir comme immédiatement emporté dans d’autres advenir tend à recouvrir la ponctualité du surgissement.
L’évènement était inaugural ou terminal. Il ouvrait espoir ou désespoir. Désormais il s’extravase en angoisses ou en précautions, en assomption de risques et de chances. Au lieu d’être un signe d’histoire c’est un signal ambigu ou confus.
Nous sommes dans un épanchement de l’événement. Une phrase d’un historien contemporain, Patrick Boucheron, en témoigne: «L’événement n’est qu’un pavé, je m’intéresse aux remous.» Ce propos est symptomatique d’un déplacement – amorcé depuis un demi-siècle – de la conscience historienne: des événements vers les structures ou vers les durées, des monuments vers le tissu des existences et des rapports.
Mais le phénomène n’est pas seulement historien: il est aussi historique. Je veux dire qu’il correspond à l’effacement en cours de l’Histoire elle-même – de celle que Régis Debray a baptisée du sobriquet de Madame H. C’est-à-dire non seulement de l’histoire majestueuse mais plus profondément de l’histoire en tant que processus continu, formé d’une combinaison de progrès et de programme – ou bien de déclin et de destin. Il s’agit de cette histoire métaphysique ou idéologique (selon les registres)  amorcée avec Herder et Kant, poursuivie à travers Marx et Heidegger – non sans être passée entre temps par le diagnostic nietzschéen d’une «maladie de l’histoire».
L’événement de notre temps – ou si on préfère son événementialité – consiste essentiellement dans cette métamorphose de l’histoire. Qui tient d’abord à une suspension de la confiance dans un sens donné de l’histoire et même de l’effort pour lui en donner un. On peut en discerner la tendance et la tension au moins à partir de Sartre et jusqu’à Levi-Strauss autant qu’à la grande majorité des penseurs éminents de son époque – en dépit même de leurs différences et divergences.
C’est ainsi que l’histoire a glissé du processus à ce qu’on a nommé précisément l’événement. Ce dernier est alors compris comme une rupture, imprévue et déroutante, de ce qui pouvait sembler procéder d’une continuité profonde. Son premier aspect a sans doute été la révolution, je veux dire l’idée de révolution – dont le contenu est bien de rompre le cours des choses. Mais l’inscription de cette idée dans la réalité d’une nouvelle continuité demandait à nouveau la téléologie et l’attente d’une fin aux deux sens du mot. En même temps, la conscience du continuum non-révolutionnaire devenait ( en partie sous l’effet des révolutions) une conscience de crise. Krisis, le mot et le texte de Husserl marque le chant du cygne de la téléologie historique, laquelle était aussi une téléologie de la raison.
Depuis Husserl, le mot «crise» n’a pas cessé d’être répété, ressassé même – aussi bien dans la philosophie que dans l’économie, la politique et l’éthique – jusqu’au point où il a lui-même commencé à céder. C’est lui qui forme l’événement rampant, confus mais insistant dans lequel nous nous trouvons. C’est à vrai dire un élément plus qu’un événement : c’est l’émergence tâtonnante, rampante et insistante, de la conscience qu’une crise, en principe, se dénoue ou se guérit (selon l’origine médicale du mot). Il peut y avoir diagnostic d’une crise, donc thérapie et pronostic. Or ce que nous éprouvons et expérimentons, c’est qu’il s’agit d’autre chose. Déjà Freud s’interrogeant sur le Malaise dans la civilisation déclarait qu’il n’en voyait pas de traitement possible. Ce qu’il faut comprendre selon le sens véritable de son titre: le «malaise» n’est pas une pathologie venue d’ailleurs, il est un malaise inhérent à la civilisation (et, pour le dire très vite, à la façon dont elle exige le refoulement ou la sublimation des pulsions).
Les événements sont toujours les effets, les symptômes ou les témoins de poussées puissantes voire violentes. Les révolutions sont dans ce cas, aussi bien que les secousses insurrectionnelles (68, entre Vietnam, sexe et spasme social; 89, chute du Mur entre deux poussées et deux désarrois sur ses deux flancs) ou aussi bien que les emballements techno-économiques (crises et guerres pétrolières sous la poussée des besoins d’énergie; algorithmique généralisée qu’impulse un désir de vitesse et de contrôle; etc.).
Je dirais volontiers que si tous ces événements – et avec eux les flambées dans le monde musulman, les désastres humains en Afrique, l’accroissement exponentiel de l’écart entre richesse et pauvreté, l’énorme entreprise chinoise de «la Ceinture et la Route», etc. – ont un caractère marqué de  puissance et de pulsion, c’est bien parce qu’il s’agit d’une événementialité générale: ça pousse, ça secoue et ça se lance de toutes les façons possibles. S’agit-il d’instinct, de désir, de volonté, de déliaison des liens tant sociaux que moraux? s’agit-il de transformation de la culture en une sauvagerie ou bien d’une mutation de civilisation aussi profonde que celles qui engendrèrent l’empire chinois ou l’Europe chrétienne et moderne?
Pareilles mutations sont de telle profondeur et de telle ampleur qu’elles défient l’analyse autant que les siècles. Elles s’accomplissent sur de très longues durées. C’est pourquoi elles ne relèvent pas de la ponctualité que nous associons à l’événement. Pourtant, c’est ce qui nous arrive, ce qui nous vient et nous porte – ou nous emporte.
L’événement le plus symbolique de ce début du XXIe siècle est sans doute la greffe de visage. Nous allons changer de face et d’allure.
Ces mutations ne comportent jamais leur propre savoir. Elles ne prennent conscience d’elles-mêmes que sur le tard, peut-être même lorsqu’elles s’achèvent. Hegel dit que la philosophie vient lorsqu’un époque s’achève: contrairement à ce qu’on croit souvent à son sujet, il est le premier penseur de la pensée comme après-coup et même comme mélancolie de l’après-coup (c’est le fameux gris sur le gris). S’il y a un évènement, il ne peut que défier tous les savoirs.
Tchouang  Tseu dit: «Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas.»


Bataille par cœur

Bataille est un mythe. Je ne parle pas de Georges Bataille, écrivain et penseur français né le 10 septembre 1897 à Billom (Puy-de-Dôme), mort le 9 juillet 1962 à Paris. Je parle du nom «Georges Bataille» qui figure sur des couvertures de livres. Je parle de celui, de cela, voire de celle ou bien de je ne sais quel genre de créature ou bien d’appareil qui écrit

Je représente, on le voit, l'expérience intérieure sous les dehors les mieux faits pour rebuter. Mais il n'est pas désirable qu'elle attire. Il la faut au contraire donner comme à peine accessible. Elle est même, à vrai dire, dans l'homme, l'inaccessible cœur. [1] 

Quel est en effet ce «je»? De qui est-il la supposée «première personne» ? Une telle personne première, celle qui, selon la syntaxe de la phrase, ouvre la bouche, tient la plume ou touche le clavier – on dit aussi «le sujet de l’énoncé» – est en même temps celui qui profère, ou plus encore celui qui «veut dire» –  on dit «le sujet de l’énonciation». Mais celui qui parle ici dit qu’il ne cherche pas à attirer. Il doit être rebutant. Pourquoi ? parce que l’«expérience intérieure» dont il parle ne relève, il l’a exposé avant, ni de la philosophie, ni de la science, ni de la mystique. Elle relève d’un «intérieur» qui n’est pas une intériorité subjective, selon laquelle une pensée se communiquerait d’abord au sujet qui ensuite l‘énonce: elle ne peut pas être conçue, elle doit être vécue – ou plus exactement elle doit être «vivante» (car le «vécu» implique à son tour un dédoublement, une assimilation et une compréhension) et elle doit aussi «ne pas être concevable comme possible». Ce serait une «dérision» – et toutes les autres formes supposées d’expérience et de connaissance ont été traitées de «comédie».
Celui/cela qui parle est donc celui/cela qui parle de quelque chose qui n’est pas «possible», qui donc est nécessaire, qui s’impose et qui en même temps s’impose comme impossible. Ce qui se dit ici: «inaccessible cœur». Le cœur de l’homme – non de cet homme-ci, mais de tout homme. Non cependant de l’homme en général, puisqu’elle doit être vivante – et l’humanité comme telle ne vit pas.
En fait, cette expérience vivante n’est en effet pas vécue puisqu’elle est inaccessible ou du moins «à peine accessible». Ailleurs le même écrit: «Nous ne disposons pas de moyens pour atteindre: à la vérité nous atteignons; nous atteignons soudain le point qu’il fallait et nous passons le reste de nos jours à chercher un moment perdu […] le chercher nous en détourne»[2]. Expérience échappant au projet, écartant l’objet, épuisant le sujet. 
Pourtant située au cœur. Eminemment vitale, donc, et sensible et centrale aussi bien qu’imperceptible et insituable. Dira-t-on cordiale? Dira-t-on: à cœur ouvert? ou bien: cœur à cœur, puisqu’il nous le donne à lire ?
Mais justement, c’est écrit, c’est publié, c’est un livre – ce sont même des «œuvres complètes». Mais où est passée l’expérience inaccessible ? Où l’impossible ? Reste-t-il au moins l’indésirable, le rebutant ? Même pas, est-on contraint de répondre, puisque nous lisons ces lignes avec intérêt, voire avec attirance. Elles nous communiquent au moins un certain sens, peut-être un intérêt, sinon une fascination. S’impose alors une question posée par Mathilde Girard dans son livre récent sur Bataille:
«Qu’est-ce qu’un livre qu’un auteur n’aurait pas écrit s’il en avait suivi les leçons à la lettre ? Un livre qui ne devrait pas exister, inutile alors ?»[3] «Il faudra donc – écrit-elle plus loin – que l’écriture lutte contre la tentation de maîtriser son sujet.»

2.
De fait, cela se passe dans l’écriture. Comment lutte-t-elle contre la maîtrise ? On peut et on doit répondre d’abord que cela ne peut se faire que par une maîtrise plus grande.  Elle ne manque pas à Bataille : pour se contenter des lignes citées, il suffit de considérer la phrase centrale – «Il la faut au contraire donner comme à peine accessible.»  – pour en déceler le tour archaïsant, quelque peu précieux, qui ne peut manquer de retenir et d’agacer ou de flatter le lecteur par une espèce d’érotisme de langue. Y contribuent autant l’inversion «il en faut» que le verbe «donner», peu attendu, qui remplace le «représenter» de la première phrase, lui-même dans un emploi particulier (au demeurant fréquent chez Bataille). Comme de juste, cette analyse et ce sentiment littéraires sont solidaires de la langue écrite, le français, et ne peuvent que soulever de délicats problèmes de traduction.
En quelque langue que ce soit, le traducteur doit être sollicité au moins par un effet double de style un peu emprunté (au sens d’artificiel) et en même temps quelque peu incertain, même tremblant (on passe sans précaution de «à peine accessible» à «inaccessible»). Je ne veux pas m’engager dans une analyse littéraire de Bataille dont je n’ai pas les moyens[4]: je veux seulement indiquer comment une maîtrise accentuée cède en même temps à une crainte ou à une retenue. Il s’agit en effet de laisser l’écriture être saisie par ce qui l’excède. Il s’agit de laisser cet excès inscrire une trace de son défaut.
C’est bien là qu’il s’agit de mythe.
La hantise du mythe qui traverse la modernité[5] – Bataille parle d’une «nostalgie vivante»[6]  –  depuis la quête romantique d’une nouvelle mythologie jusqu’à l’enquête impeccable, désenchantée  et musicale des Mythologiques de Lévi-Strauss, sans oublier les usages aussi bien psychanalytiques, mystiques ou fascistes du mythe, de ses représentations ou de ses fantasmes – cette hantise témoigne avant tout de ceci: pour autant que le logos qui ordonne la civilisation devenue mondiale –  logique du calcul, de l’équivalence et du numérique dans tous les sens qu’on peut donner au terme – s’est dégagé par sa propre distinction d’avec un muthos par là-même identifié comme fable, illusion et mystification, ce même logos s’est identifié comme «discours au sujet de» distingué de la «parole tenue par». On pourrait même se risquer à dire: discours de l’objet distingué de parole du sujet, s’il n’était pas certainement très insuffisant de conserver ainsi le couple sujet/objet qui lui-même risque d’entériner et de reconduire le couple muthos/logos.
Derrière l’opposition entre un langage rendant compte de quelque chose, d’une chose supposée être «réelle» en opposition à l’«incorporel» du sens (pour parler comme les stoïciens) et un langage ne produisant que des inventions, des ombres, des fantasmes, il y a, il y a eu – ou du moins c’est ainsi que notre histoire en est venue à se représenter les choses – l’irruption d’une déhiscence entre un langage parlé par quelqu’un à propos d’un objet ou d’un projet et un langage parlant de lui-même selon les deux valeurs de ce génitif: parlant spontanément et parlant au sujet de lui-même – c’est-à-dire plus exactement au sujet de ce qui le fait parler, de sa propre disposition langagière.
En d’autres termes, une déhiscence entre un vouloir-dire et un laisser-se-dire. Déhiscence qui aurait divisé de l’intérieur le langage lui-même, disons : la faculté du sens. D’une part le sens en tant que signification, d’autre part le sens en tant que signifiance, c’est-à-dire en tant que sa propre possibilité. Intérieure au langage lui-même, cette déhiscence s’est toujours distribuée entre des usages de communication et des usages de profération sacrée : par ces derniers se dit d’elle-même la nature des choses. Tautégorie comme le dit Schelling pour qualifier le mythe, le détachant ainsi du régime allégorique auquel il avait été assigné par le logos[7] ;
Bataille cherche à reprendre au plus vif et au plus tendu une tautégorie qui ne serait plus celle de la nature mais celle de l‘homme seul au monde, sans dieux ni cieux ni nature. A sa manière, il tente quelque chose qui n’est pas sans rapports avec Freud écrivant que «les pulsions sont nos mythes»[8] : le mot Trieb dit quelque chose de ce qui nous pousse à désirer tout ce que nous désirons (jouir, mourir, parler). A sa manière aussi, il anticipe quelque chose de ce que Derrida aura revendiqué comme la nécessité de «déconstruire l’opposition philosophique entre philosophie et mythe». D’une toute autre manière, Levi-Strauss voit dans les mythes la manifestation de correspondances structurelles entre la nature et la pensée humaine. 
Bataille n’est pourtant ni Freud ni Derrida. Il n’est pas un théoricien – de même qu’il n’est pas Heidegger bien qu’ils parlent de la même chose (comme Bataille l’a noté un jour). Il n’a pas d’objet à poser devant son regard. Il ne regarde pas ou bien il regarde la nuit dans laquelle il ne cesse d’entrer. Ce qui s’appelle «écrire»: former du sens dans le mouvement de l’insensé.
C’est ainsi qu’il lui arrive d’user de pseudonymes, comme l’a compris Osamu Nishitani à propos du «Catéchisme de Dianus»: «On ne se trompe sans doute pas beaucoup en supposant que Bataille a donné le nom de Dianus à celui qui écrit dans l’«extase», hors de lui, ou en son absence, à sa place; autrement dit, à un sujet qui a perdu son identité ou la maîtrise de soi dans l’«extase». Et un peu plus loin: «Cette vérité dont se chargeait autrefois seulement celui qui cherchait la souveraineté, religieuse ou séculaire. Bataille l’a vécue à travers son “expérience intérieure” en tant que sacrifice, dans lequel «tout est victime».[9] Et comme il s’agit en fin de compte dans ce texte de penser l’«inachèvement» de l’homme en tant que son «ouverture», Nishitani écrit que Bataille «fait prendre corps, en récit mythique, au secret de la mort des hommes.»
On peut donc dire que Bataille donne corps à un souverain désidentifié – le corps parlant d’un souverain qui prononce l’histoire sainte de son cœur inaccessible. La prononçant, il l’expose au sens matériel et communicatif du mot: «ce qui compte n’est plus l’énoncé du vent, c’est le vent»[10]. Soufle, muthos.
Mais ainsi, donc en tant que mythe – parole de personne – il se communique à tous.
La communauté n’est pas un thème distinct du thème de l’expérience intérieure (et impossible). Les deux thèmes sont étroitement solidaires. Le cœur inaccessible n’en est pas moins cœur. C’est-à-dire qu’il bat. Son battement régulier n’est que la condition de possibilité d’irrégularités où il s’émeut. «Si le cœur te bat, pense aux minutes d’obscénité d’un enfant.» [11] (L’enfant: la joie, le mouvement éperdu, le non sérieux énumère ensuite le texte.) Ce cœur battant «n’est plus un organe, c’est la sensibilité entière»[12]. L’expérience se définit par «une connaissance émotionnelle commune et rigoureuse»[13]. Il en est ainsi car «“Soi-même” ce n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de l’objet.»[14]
Un trait se tire ici, comme directement, jusqu’à Levi-Strauss auquel la pratique assidue des mythes a fait écrire: «Le moi n’est pas seulement haïssable: il n’a pas de place entre un nous et rien.»[15]
Si je me plais à accoler le savant académicien et celui qui écrit: «Le brasier du désir donne au cœur l’audace infinie.»[16] c’est parce qu’ils partagent – ils ont en commun – un sens impeccable de l’impossibilité ou de la nullité d’être simplement «soi». Ce qui ajointe profondément le mythe et la communauté, c’est que la parole qui parle d’elle-même ou de la chose, de toutes choses comme de ce qui se dit, se déclare et se propage à tous, cette parole s’adresse d’emblée à l’assemblée qu’elle forme. Car ce ne sont pas les «êtres parlants» qui prennent la parole, c’est elle qui les prend et qui les fait être.
(On pourrait introduire ici toute une considération sur l’ellipse ou sur la suspension du «soi» –particulièrement du «soi» en tant que «moi» – comme un point de contact remarquable entre ce qu’on appelle Occident et ce que l’Occident appelle Orient. En ce point de contact – et contact, il faut le préciser, signifie autre chose que « passage » - en ce point qu’il faut dire de frottement on trouve, par exemple, la proximité entre Bataille et Mishima telle que Philippe Forest l’a analysée[17]. Les deux auteurs ont «en commun» écrit-il, «de livrer l’être à une sorte de révélation sauvage à la faveur de laquelle le sujet ne s’affermit qu’à la condition de consentir à l’annulation de son moi.» Je pourrais prolonger ainsi: celui qui consent à cette annulation entre dans l’espace du mythe. Celui qui refuse son consentement, qui se refuse, comme on peut se refuser à l’abandon érotique, devient un indvidu.]
A ce point surgit la condition moderne: celle d’une collectivité proliférante et dépourvue de mythes. Se tournant au contraire vers le passé de sa civilisation logique, logocentrique, pour y discerner l’effacement des mythes. A ce point, Levi-Strauss laisse résonner la musique, et Bataille propose «une possibilité qui au premier abord pourra passer pour négative». C’est la possibilité de «définir une sorte de mythe qui est l’absence de mythe» [18]. «Et cette absence de mythe» écrit-il «peut se trouver devant celui qui la vit, qui la vit, entendons-nous, avec la passion qui animait ceux qui voulaient autrefois vivre non plus dans la terne réalité mais dans la réalité mythique, cette absence de mythe peut se trouver devant lui comme infiniment plus exaltante que ne l’ont été autrefois des mythes qui étaient liés à la vie quotidienne.»
Ce passage est remarquable et appelle à penser plus avant ce que, à partir des mêmes pages mais dans une lecture insuffisante, j’avais essayé d’avancer sous le nom de «communauté désoeuvrée». Bataille commence par se tourner vers un passé supposé passionné – selon le schème de la plus ordinaire nostalgie – avant de soudain se retourner pour rendre négligeables les mythes «liés à la vie quotidienne» (dans les pages qui précèdent il a rappelé l’abondance ancienne des rites liés aux mythes). Autrement dit, les mythes anciens restaient tributaires de la vie active avec ses buts et ses  opérations. Leur disparition, au prix de la domination logique, signalerait donc la possibilité d’un mythe de leur absence même (incontestable dit-il plus loin): une parole qui se parlerait depuis le cœur d’une expérience plus exposée que jamais à ce qui excède la vie quotidienne, ses ouvrages et ses œuvres.
Ce mythe de l’absence de mythe s’adresse à une communauté «appartenant à des termes qui sont pour moi volontiers étranges [expression elle-même étrange !] l’absence de communauté»[19]. Il explique que cette absence de communauté correspond à la possibilité de lever – dans un déchaînement lucide – les limites entre toutes les communautés qui tendent à se fermer sur elles-mêmes. Pour finir, cette illimitation révèle «l’impossibilité d’une limite entre l’humanité elle-même et le reste du monde».
Dira-t-on que Bataille s’exalte de manière déraisonnable? Sans doute. Et pourtant, ne sommes-nous pas aujourd’hui, presque soixante-dix ans après ce texte de 1948 – ce texte si proche, on en reste troublé, d’Auschwitz et de Hiroshima, mais cela même est à penser – ne sommes-nous pas beaucoup plus à même de comprendre et d’éprouver combien nous sommes liés à la fois entre nous et à tout ce qui nous entoure ou qui plutôt ne nous entoure plus puisque nous pénétrons, fouillons, transformons de fond en comble les règnes animaux, végétaux, minéraux, cosmiques, quantiques et anthropologiques?
Cette liaison – aussi bien déliaison destructrice, constriction de nouages ou communication débridée – peut-elle en son inquiétante étrangeté  laisser nous parler un  muthos qui dirait à nouveau, d’une toute nouvelle manière inouïe, le battement de notre cœur inaccessible et le sens flamboyant de notre sens à jamais insensé?
Un mythe de l’impossible qui fait notre plus propre possibilité ? Qui sait ? Pourquoi pas ? C’est en tout cas ce que Bataille nous confie. Tendons l’oreille.

Je reprends, autrement.


3.
Impossible Bataille, impossible encore et toujours. Impossible: son mot, son titre, son motto.[20]
Non pas ce qui n’est pas possible et à quoi donc il faut renoncer.
Mais ce qui n’appartient pas à l’ordre du possible: de ce qu’on peut projeter à partir du donné.
Demain il est possible que j’écrive encore quelques mots sur Bataille. Mais demain il n’est ni possible ni non possible que je m’en tienne à l’idée tranchante de moi-même: c’est la chance ou la malchance, c’est incalculable, inestimable, souverain et vain.
J’égalerais l’amour (l’indécent corps à corps) à l’illimité de l’être.
L’impossible est l’illimité. L’illimité n’est pas non plus le sans-limites: il est ailleurs, il se passe ailleurs.
A l’instant. Sur le champ. Sur le moment.
Bizarre ces œuvres complètes, gros titre rouge sur la couverture Gallimard. Bizarre. Aucun de ces mots ne convient, ni œuvres, ni complètes. Ecrire écrit-il, se retourner les ongles, espérer, bien en vain, le moment de la délivrance. Je sais cette phrase par cœur, avec quelques autres, depuis quarante ans. Pourquoi ? parce que cette phrase dit vrai, dit le vrai, le dit impossiblement c’est-à-dire hors de ce qui peut être projeté à partir du donné. La sensation de se retourner un ongle est proche de la torture, qui parfois emploie ce sévice. Mais que le geste d’écrire, où les ongles sont avec les doigts allongés sur le stylo ou tressautant sur le clavier, que ce geste se torture lui-même en se sachant vain – en sachant avec une clarté coupante qu’il n’y aura pas d’issue, pas de sortie d’un langage qui pourtant est seul à pouvoir indiquer le moment souverain où il n’a plus cours – autre phrase retenue par cœur.
Par cœur: voilà comment je me trouve à Bataille lié plus qu’à aucun autre sans doute. Je sais par cœur bien des phrases de bien d’autres auteurs. Parfois, faut-il préciser, parce qu’à l’école il fallut les apprendre. «Nous partîmes cinq cent mais par un prompt renfort / Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.»
Parfois parce que c’est rentré quelque part sous la peau: «voilà le malheur de faire des livres, on passe sa vie à les refaire.» C’est Borgès. C’est aussi une autre façon de se plaindre ou d’enrager d’écrire. De ne faire que ça. De le faire quand même, et comme le seul «faire» qu’on sache ou qu’on puisse faire. Comme l’amour et aussi désespérément, aussi jouissivement.
Par cœur, donc, Bataille plus que d’autres et de lui ceci, toujours dans Histoire de rats:
Soudain le cœur de B. est dans mon cœur.
En italiques parce que Bataille l’écrit ainsi: soulignant et plus que cela, s’exclamant, parlant-écrivant sur la limite du sens, là où s’évanouit le cours du langage, son cours d’échange et sa cursivité.
Cela vient de manière sournoise, a-t-il précisé – sournois, non plus même arrachant (à force d’arracher, cela n’arrache plus) soudain…
Le cœur de l’autre dans mon cœur, bien entendu je ne peux éviter de penser à la greffe du cœur qui me fait vivre depuis vingt-cinq ans. Mais c’est bien avant toute greffe de ce genre que Bataille a écrit cette phrase et c’est il y a plus de quarante années qu’elle m’a sauté au visage et au cœur.
(Au point que je pourrais imaginer une fable inconsistante: que cette lecture m’a disposé sur la voie de la greffe, secouant mon cœur de telle sorte qu’en vingt années il devint hors d’usage…)
Cette phrase dit l’impossible d’un «dedans» inassignable, irreprésentable mais d’un seul coup cent fois plus vrai que tout ce qu’on peut dire porter dans son cœur, pensée, image, présence. Le cœur de B. dans mon cœur ne peut qu’ouvrir en moi un abyme de battement, une syncope et une chamade en même temps. Bien moins une étreinte et un enveloppement qu’une précipitation, une chute et un étourdissement.
Ce qui n’a pas été rendu possible par des conditions données mais qui ne sera pas non plus possible dans sa réalisation, car celle-ci, en ayant lieu, se perd.  Elle y disparaît en arrivant. C’est le non possible. Etrange que la même lueur insensée brille pour tous les hommes, dit-il.
Etrange et insensé, mais lueur et pour tous.
L’impossible brille. Il brille d’une lueur sombre ou farouche. Mais il brille. Sa fuite et sa disparition ne sont pas – ne font pas – absence ni néant.
Le cœur de B. dans mon cœur, le cœur de Bataille dans mon cœur – dans lequel ? dans e cœur de N. ? dans le cœur de X. greffé dans le cœur de N. ? B. dans X. dans N. – et ainsi B. au cœur de N.  et ce B. qui est-ce ? Monsieur Georges Bataille ? Non, laissons-le là comme il le dit lui-même pour Monsieur Nietzsche. Il faut laisser là les Messieurs et Mesdames lorsqu’il s’agit du cœur.
Le cœur des choses, non le cœur des gens. Le cœur des choses au cœur des gens.
Soudain le cœur des choses dans mon cœur.
C’est quoi cœur dans un cœur ? C’est baroque ? engorgé ? ventriloqué ? moebien ? obscène ?

***

Par cœur il me semble savoir son cœur : éperdu, perdu et non pas retrouvé mais toujours plus avant dans sa ferveur, son horreur, sa lucidité et son égarement. Il sait qu’il faut perdre et se perdre – non pas «pour gagner», précisément pas, mais perdre et se perdre sans but, sans l’avoir cherché, seulement par chance, rencontre et abandon, et ainsi recevoir un instant la lueur insensée, à son tour non cherchée et pas même aperçue, reçue au défait de la vision.
Pas de pensée à laquelle se rapporter et se fier: un mouvement glissant ou tumultueux, une immobilité, un abattement, et la nudité toujours à nouveau honteuse et obscure, dangereuse et piteuse, insidieuse, perfide, fêlée, en flammes.
Plusieurs ont écrit de ne pas les lire… mais lui n’écrit rien de tel : il se soucie moins d’être lu que de tenter sa certitude naïve de la chance. Sans craindre – la redoutant malgré tout – la lourdeur pénible de récits qui veulent atteindre l’impossible – c’est-à-dire ne pas atteindre et ne pas raconter.
Il  écrit lui aussi par cœur: il récite un catéchisme de tremblement. Il cherche à noter avec scrupule et crainte ce qu’il connaît pour n’être pas accessible à la notation. Qui cependant l’exige et s’exaspère. 
Ne pas finir. Ne finir que d’épuisement. Ne pas mettre de point final ni de dernier mot, qui  annulerait l’impossible et replierait tout dans la confection d’un vêtement présentable.
Ce Bataille par cœur rôde toujours autour de mes discours, de mes propositions, de mes exercices tout à fait possibles, tirés de réserves manifestes et disponibles. Rarement elles se dérobent. Je pressens un battement qui signale l’approche d’un accès à la vérité – car nous y atteignons, à la vérité, et soudain dans l’instant même elle disparaît. Disparaissant elle s’avère.
Comme il arrive entre deux regards qui se surprennent, se prennent, s’apprennent l’un à l’autre qu’ils se voient s’éclipser. Deux regards de désir, d’amour, de surprise, d’immensité. Deux regards où deux cœurs se pénètrent et s’échappent : se pénètrent de leurs échappées. 
J’ai voulu disposer de moi sans mesure. J’imaginais ma liberté entière: et maintenant j’ai le cœur serré.
… comme un morceau de lumière, qui peut-être tombe en ruine, mais rayonne.
Le cœur démesuré j’étouffe.
Je suis exaspéré.
L’exaspération désespère et jouit, jouit en désespoir de cause. En cœur, par cœur.
L’impossible, encore: je me sens devenir vraiment folle.
Je sombre avec lui, en elle, elle en lui, en moi cœur par cœur. Naufrage, nuit, tout est perdu et la perte pourtant sans rien retrouver, sans recours traverse. Le traverse et moi. Passe à travers les deux parce qu’ils sont à deux et deux s’ouvre à se perdre et retrouver la perte. Retrouver sans saisir, aller au fond où nul ne va. Ni nulle. Ni nue. Mais entrevue soudain, passant, glissant un rire, une lame, une larme, glissant entre les possibles le sens d’un mot fuyant.

je rêvais d'une eau lourde où je retrouverais
les chemins égarés de ta bouche profonde

L'obscénité donne un moment de fleuve au délire des sens.


[1] OC V p. 428
[2] OC III, 114.
[3] L’Art de la faute selon Georges Bataille, Lignes, 2017, p. 103.
[4] On en trouve plusieurs éléments dans Sainteté de Bataille de Michel Surya, l’écat, 2012, par exemple p. 83-84 pour l’emploi du « je ».
[5] Jean-Louis Backès trace de manière remarquable la résurgence moderne du motif du mythe dans Le Mythe dans les littératures d’Europe, Cerf, 2010.
[6] OC VII p. 386
[7] Cf. le livre mentionné de Jean-Louis Backès.
[8] Pulsions et destin des pulsions
[9] « Georges Bataille et le mythe du bois.  Une réflexion sur l'impossibilité de la mort », Semen n° 11, 1999.
[10] OC V, p. 25.
[11] Id.  p. 399.
[12] Id. p. 30.
[13] Id. p. 11.
[14] Id. p. 21.
[15] Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 448.
[16] OC V, p. 401.
[17] Dans « Le Paradoxe de l’intime – Bataille/Mishima » in  La Beauté du contre-sens, Cecile Defaut, 2005. La citation vient de la p. 218.
[18] OC VII, p. 393.
[19] Id. p. 394.
[20] Cette dernière section a d’abord été écrite pour l’exposition « La traversée des inquiétudes. Dépenses » dont Léa Bismuth était la commissaire, en 2016, et dont les textes ont été publiés dans Artpress2, n° 42.

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